Charles Menzies est un anthropologue canadien qui a consacré sa thèse à l’étude des pêcheurs du Guilvinec au cours d’un séjour de plusieurs années avec sa famille, en pleine crise de la pêche dans les années 90. Il y effectue depuis des retours réguliers et rend compte des résultats de ses recherches, notamment par la réalisation d’un film «Face à la tempête ‘, présenté en 2008. L’ouvrage qui rend compte de ses recherches est en anglais[1], ce qui est bien dommage, car il s’agit d’un travail majeur pour comprendre la dynamique et les problèmes de la pêche artisanale bigoudène et d’une bonne partie de la pêche française. Cette démarche anthropologique rappelle par certains aspects la recherche d’Edgar Morin[2] dans les années 60 sur un autre village bigouden de paysans. Il s’agit d’une approche globale, loin des approches sectorielles, habituelles dans la recherche française. Charles Menzies s’appuie sur l’histoire, l’économie, la sociologie et il s’est immergé avec sa famille dans la vie quotidienne des pêcheurs. L’autre originalité de Charles Menzies est d’avoir été lui-même pêcheur dans sa jeunesse et d’être issu d’une famille de pêcheurs de la Colombie Britannique. Cette intimité et cette empathie avec le monde de la pêche, il en témoigne au début de chaque chapitre, il retrouve en pays bigouden des situations semblables à celles qu’il a connues dans son pays. Il conserve cependant la distance critique du scientifique pour chercher, au cœur de la crise, les ressorts de la résistance d’une communauté de pêcheurs artisans et dégager les limites, les contradictions et les perspectives du modèle qu’ils défendent avec acharnement. Le résultat est un livre court, dense, où chaque page apporte à la fois des éléments concrets du quotidien des pêcheurs et des références et réflexions théoriques approfondies.
Une identité forte basée sur une tradition de luttes
Au cours des luttes menées en 1993-94, l’unité affichée par les communautés de pêcheurs s’est appuyée sur les références aux combats menés par les pêcheurs et ouvrières des conserveries de sardines au début du siècle. Pour Charles Menzies le contexte était pourtant fort différent. La pêche à la sardine et les conserveries se sont développées dans le cadre de l’essor d’un capitalisme industriel qui avait apporté une réponse à la crise de l’agriculture. Au lieu d’émigrer comme beaucoup d’autres bretons pour échapper à la misère, beaucoup de paysans et de femmes se sont tournées vers la pêche. Ils se sont trouvés confrontés à un capitalisme très dur, des crises de la ressource, des délocalisations des usines qui ont entraîné de graves crises sociales, le chômage, la faim et les maladies (choléra, tuberculose, alcoolisme). Dans ce contexte, l’opposition était claire entre les pêcheurs et les ouvrières face aux patrons des conserveries, extérieurs au pays et parlant de surcroît une autre langue, le français. Ces patrons délocalisent d’ailleurs leurs activités quand leurs usines ne rapportent plus suffisamment. Dès ce moment, plusieurs problèmes, vécus par les pêcheurs jusqu’aujourd’hui, sont déjà présents : concurrence étrangère, problèmes de ressources, fortes variations saisonnières des revenus.
La réponse à la crise du modèle capitaliste de la pêche à la sardine va venir du développement du modèle artisan du pêcheur propriétaire embarqué avec l’appui de l’Etat qui soutient les organismes de crédit et subventionne jusque dans les années 1980, au point d’entretenir un surinvestissement. Cette évolution est en apparence à contre-courant de l’évolution vers un capitalisme où triomphent les grandes entreprises, mais elle correspond pourtant à ses intérêts car les grands groupes considèrent qu’il n’est pas de leur intérêt de prendre des risques dans les activités de capture, risquées et aléatoires. Ainsi les artisans ont l’illusion d’une indépendance, mais ils sont en fait profondément insérés dans les structures du capitalisme qui contrôle de plus en plus les marchés et de plus en plus dépendants de l’Etat (français puis européen). Cet Etat, à la fin de la période, se retourne contre eux parce qu’il veut imposer ses contraintes sur la gestion des ressources et veut se désengager financièrement (au point que la réforme de la PCP proposée en 2012, envisage la suppression de toute subvention, le financement par les pêcheurs des activités de soutien (contrôle) et de la réduction de la flotte par les QIT). Les pêcheurs bigoudens se retrouvent à nouveau en conflit avec le monde extérieur, les marchés mondiaux de plus en plus libéralisés et la bureaucratie européenne. Pour cristalliser cette opposition et renforcer la mobilisation, la référence aux luttes du passé et l’affirmation de l’identité bigoudène permettent de neutraliser les contradictions internes et de souder la population pour la défense du modèle artisan développé tout au long du XXème siècle.
Un modèle artisan contre le capitalisme industriel
Ce modèle artisan s’est construit contre le modèle capitaliste industriel, dominant dans la pêche à la sardine. Il s’appuie sur un bateau côtier ou hauturier, adapté aux conditions difficiles du golfe de Gascogne et de plus de 12 mètres, avec un patron embarqué, une technique dominante, le chalut adapté aux poissons de fond et langoustines du Golfe de Gascogne et au large plateau continental. Ces éléments définissent aujourd’hui une pêche industrielle selon les critères des fonctionnaires de Bruxelles et bien des ONG Les marchés sont locaux, nationaux et européens. Charles Menzies discute longuement la nature socio-économique de ce modèle. Pour le patron, c’est une structure communautaire, quasi-familiale: « On connaît notre équipage mieux que notre famille ‘. L’équipage passe plus de temps sur le bateau qu’avec sa famille. Il existe une solidarité profonde de fait dans cet équipage pour assurer la capture et les revenus ainsi que la sécurité en mer. De plus, l’équipage, au moins jusque dans les années 80 était recruté dans la famille proche.
Il s’agit pourtant d’une pêche très modernisée, nécessitant des engagements financiers importants du patron propriétaire et ce dernier dispose d’un pouvoir important sur son équipage. On reste pourtant loin d’une entreprise capitaliste classique opposant patrons et salariés, cherchant l’accumulation maximale et une reproduction élargie de son capital. Le patron cherche à gagner un maximum d’argent, car c’est aussi une garantie contre les aléas du métier et les périodes de faibles revenus, mais les cas d’accumulation pour augmenter le nombre de bateaux sont limités. Quand l’entreprise grossit avec un deuxième bateau, elle se scinde pour transmettre le bateau au fils. Le but est d’assurer un bateau aux enfants s’ils souhaitent s’engager dans la pêche. Charles Menzies remarque que ce modèle favorise une compétition accrue tandis que la concentration capitaliste réduit la compétition en favorisant la concentration. C’est une des raisons de la volonté de l’Union Européenne de créer des armements importants plus faciles à contrôler et moins nombreux à se partager la rente. Le modèle artisan favorise donc une petite bourgeoisie de patrons pêcheurs qui valorisent l’unité de la communauté. Cependant il ne faut pas oublier que patrons et matelots n’ont pas toujours les mêmes intérêts, ni les mêmes revenus. Sur le bateau, la hiérarchie est claire et à terre, familles de matelots et de patrons ne se fréquentent pas facilement. Les patrons se recrutent dans le milieu familial des patrons, de générations en générations. Il y a même une certaine endogamie qui renforce le phénomène. Au cours des crises de 1993-94, à la fin du mouvement, certaines tensions sont d’ailleurs apparues entre les patrons qui menaient le mouvement et les matelots qui formaient le gros des troupes des manifestants. Il s’agit donc bien d’un modèle artisan de petits patrons indépendants, inscrits dans un système capitaliste et dominant leur équipage mais loin de se comporter comme des investisseurs capitalistes. Ils ont tout intérêt à renforcer leur insertion territoriale et communautaire pour assurer le fonctionnement et la pérennité de leur modèle aujourd’hui menacé par des décideurs extérieurs qui le considèrent comme archaïque et souhaitent le laisser mourir à petit feu ou l’étouffer brutalement. En dehors même de la pêche, beaucoup considèrent qu’il y a d’autres activités génératrices d’une meilleure plus-value, comme le tourisme et la pêche amateur.
La coiffe bigoudène, symbole de l’émancipation féminine
La célèbre coiffe bigoudène est étroitement liée à l’histoire de la pêche. La dentelle qui la constitue a été la planche de salut des ouvrières de conserveries au moment des crises de la sardine avant la guerre de 14-18. Des religieuses, irlandaises d’origine, ont appris la technique et les femmes et enfants ont pu tirer de ces dentelles un revenu supérieur au salaire saisonnier de l’usine. Les familles ont ainsi pu échapper à la faim. A l’origine, la coiffe était modeste, mais entre les deux guerres mondiales, elle s’est mise à grimper jusqu’à 30 centimètres. Ce sont les jeunes femmes et filles des conserveries qui ont lancé cette mode. Pour Charles Menzies, cette coiffe démesurée traduit la volonté d’autonomie de ces femmes qui, grâce à l’usine, ont pu échapper au carcan familial du milieu paysan, même si c’est pour tomber sous la coupe du patron de l’usine. Leur ambition est aussi d’épouser un patron pêcheur pour assurer leur revenu et un meilleur statut social. La coiffe, symbole de tradition, est devenue le symbole de l’identité des femmes engagées dans le processus d’industrialisation. La coiffe a d’ailleurs été abandonnée par les jeunes femmes au moment où les conserveries disparaissaient dans les années 60, la mode a changé et le système industriel s’est effondré tandis que le modèle artisan connaissait son essor maximal. La coiffe est alors devenue le porte-drapeau de l’identité bigoudène et le symbole d’une résistance à la mondialisation. Avec la fin des usines, les femmes ont perdu leur emploi mais l’essor de la pêche dans les années 50 à 80 ne rendait pas nécessaire l’apport d’un second revenu et il n’y avait guère d’autres emplois disponibles. Le rythme de vie des pêcheurs rend difficile l’exercice d’un emploi par la femme. Pour les femmes de patrons, elles prennent en charge la gestion du bateau en plus de la responsabilité des enfants et du fonctionnement du foyer. Cette activité est restée longtemps invisible, mais les femmes de patrons comme de matelots ont durement ressenti au quotidien les effets de la crise et elles ont joué un rôle important dans la mobilisation des années 90. Elles ont réclamé un statut pour les femmes, et confrontées à la baisse des revenus, beaucoup ont dà’ rechercher un travail, souvent précaire, à temps partiel et peu rémunéré. Certaines ont pu ainsi assurer la survie d’entreprise menacées de faillite. Le système artisan ne peut fonctionner sans leur travail et leur engagement dans la vie du bateau. Ce sont la famille et les réseaux familiaux qui permettent la reproduction du système.
Quel avenir pour les pêcheurs artisans bigoudens?
Pour Charles Menzies, ce modèle de pêche artisanale est loin d’être condamné, il correspond au contraire au mode de fonctionnement du capitalisme d’aujourd’hui qui sous-traite de plus en plus les activités de production aléatoires à de petites unités et les décentralise. Pour lui, le mouvement de résistance et de révolte de 1993-94, s’inscrit dans une logique conservatrice du statu quo contre un Etat (l’Union Européenne) de plus en plus contraignant et libéral, ouvrant le marché européen à tous vents. Ils veulent préserver un système artisanal qui semble archaïque aux fonctionnaires bruxellois et même à certains hommes politiques locaux comme l’ex-député Ambroise Guellec. Les Bigoudens ont engagé un combat au niveau européen et même international pour préserver leur mode de vie. S’ils contestent l’ouverture aux poissons du monde entier, ils savent aussi que la résistance passe par l’ouverture aux autres pêcheurs artisans du monde entier. C’est ainsi qu’ils ont pu accueillir en octobre 2000 à Loctudy, l’Assemblée Constituante du Forum Mondial des pêcheurs artisans. Ils cherchent aussi des réponses aux problèmes de gestion des ressources, de sélectivité du chalut, de protection de la biodiversité. Ils ont promu et soutenu la création d’un parc Marin et se sont engagés dans les démarches Natura 2000 dans leurs zones de pêche. La bataille est pourtant loin d’être gagnée. Elle sera perdue si les QIT entraînent la concentration, l’effondrement des dynamiques collectives de résistance, pour une lutte individualiste pour la survie et l’accumulation de droits de pêche. Il a bien d’autres défis à relever et l’analyse de Charles Menzies attire l’attention sur quelques-uns. Le premier concerne le renouvellement des hommes, patrons comme matelots. Les patrons sont issus d’un milieu restreint. La baisse démographique, comme l’attractivité des autres emplois réduisent le vivier. S’y ajoute l’incertitude liée aux contraintes de la politique européenne qui ne veut plus de cette pêche artisanale, même si elle se vante de défendre la petite pêche.
Il faut nécessairement attirer de nouveaux patrons issus d’autres milieux; il faut aussi attirer et retenir les matelots. Les revenus restent attractifs, mais ils ne suffisent plus à compenser les conditions de travail difficiles, surtout du fait du rythme de travail difficilement conciliable avec une vie familiale normal Celle-ci est d’autant plus difficile à accepter que les femmes recherchent leur autonomie par l’accès à l’emploi et que leur revenu permet de compenser l’instabilité et l’insécurité du revenu de la pêche. Il faudra sans doute pour cela concevoir une nouvelle organisation du travail. Un phénomène nouveau, comme la gravité des perspectives d’emploi dans les autres secteurs, peut ramener vers la pêche bon nombre de jeunes. Le phénomène est perceptible en agriculture et dans les écoles maritimes qui recrutent de nouveau. Ces nouveaux venus, pas toujours issus de milieux de pêcheurs peuvent apporter du sang neuf et de nouvelles visions de la pêche. Charles Menzies n’évoque pas directement un problème plus récemment apparu, celui du coà’t de l’énergie. C’est un défi important pour une flotte basée sur la tradition du chalut, mais c’est un défi posé à l’ensemble de l’économie et de la société : comment sortir d’une économie carbonée, à moyen terme?
Charles Menzies offre aux pêcheurs bigoudens, au moment même où ils perdent l’autonomie de leur Comité Local, un beau cadeau, plein d’empathie, rigoureux et sans complaisance. Il est surtout porteur d’un message d’espoir: il y a de l’avenir pour la pêche artisanale. Il serait vraiment nécessaire de traduire ce livre qui sera utile aux pêcheurs et aux familles bigoudènes mais aussi à tous les décideurs et ONG qui veulent penser à la place des pêcheurs sans réellement comprendre les fondements de leur système social et économique et se font une idée simpliste de la pêche artisanale.
Alain Le Sann
Janvier 2012
[1] Charles MENZIES, Red flags and lace coiffes, identity and survival in a breton village, éd University Toronto Press, 2011, 154 p.
[2] Edgar MORIN, Commune en France, La métamorphose de Plodémet, éd Fayard, Paris, 1967.