Villes amphibies, îles artificielles

Si le réchauffement climatique prévu pour les prochaines décennies a bien lieu, les Pays-Bas seront triplement menacés. La montée des océans et la force accrue des tempêtes mettront à  rude épreuve le système de barrages et de polders qui maintient au sec le territoire national, déjà  en grande partie en dessous du niveau de la mer. En outre, la multiplication des périodes de fortes pluies en Europe provoquera des crues soudaines de la Meuse et du Rhin, qui traversent le pays. Enfin, les Pays-Bas sont de plus en plus bas : des provinces entières, dont le sous-sol est composé de tourbe, s’enfoncent inexorablement.

Plat pays

Plus de 16 millions d’habitants sur 41 528 km2, dont un quart situé en dessous du niveau des eaux, une côte battue par la mer du Nord à  l’estuaire de trois fleuves (Rhin, Escaut, Meuse) : les Pays-Bas ne seraient rien sans leurs ponts et leurs digues.

BARRAGE ANTI-TEMPàŠTE

Fleuron des travaux de génie hydraulique du plan Delta destiné à  lutter contre l’assaut des eaux, le Maeslantkering, immense barrage anti-tempête situé dans le Nieuwe Waterweg, près de Rotterdam, a été inauguré en 1997. Le 9 novembre 2007, pour la première fois de son histoire, ses portes se sont refermées pour lutter contre la violence des intempéries.

Comme ils ont su le faire dans le passé, les Néerlandais se mobilisent. Le puissant corps des ingénieurs en travaux publics reste fidèle à  la grande tradition de lutte systématique contre l’invasion de l’eau : il affirme qu’il suffira de rehausser les digues, de renforcer les barrages et les écluses, de multiplier les stations de pompage et de remblayer les dunes côtières, voire de les recouvrir d’asphalte.

Face à  cette école « classique », des équipes d’architectes, d’urbanistes, d’entrepreneurs et d’élus locaux tentent d’imaginer des solutions innovantes, en rupture avec la tradition : au lieu de mener une guerre sans fin contre l’eau, pourquoi ne pas réapprendre à  vivre un peu en harmonie avec elle ?

Les partisans de l’approche « naturelle » viennent de remporter une première victoire, avec le lancement d’un grand projet national, qui consistera à  élargir les lits de la Meuse et du Rhin en détruisant les digues pour les reconstruire plus loin, puis à  raser les talus et les bâtiments risquant de faire goulot d’étranglement en cas de crue. Le projet prévoit aussi la création de « rivières vertes », zones à  usages multiples qui, selon les périodes, seront tour à  tour des prairies, des marécages ou des lacs.

Dans les villes, la mise en œuvre de ces nouveaux principes entraînera des bouleversements encore plus spectaculaires, y compris dans les mentalités. L’un des principaux lieux d’expérimentation sera la splendide cité historique de Dordrecht, construite sur une île fluviale, au confluent de quatre cours d’eau et proche d’un estuaire dans lequel la mer s’engouffre à  marée haute. Depuis des années, la ville avait prévu de raser une friche industrielle proche du centre-ville pour créer un nouveau quartier d’habitations et d’activités. Pour tenir compte de la future montée des eaux, la municipalité et la commission des eaux (une instance puissante et respectée, élue au suffrage universel) ont modifié le plan initial et inventé un nouveau concept : le quartier amphibie, où l’eau pourra entrer et sortir sans trop perturber la vie des habitants.

Le pourtour du futur quartier sera surélevé grâce à  un large talus en arc de cercle, sur lequel on construira des bâtiments classiques. En revanche, le centre sera creusé et transformé en zone inondable capable de stocker l’eau en cas de crue. La grande nouveauté est que cette zone basse sera aussi habitée. Pour cela, la municipalité a demandé à  l’entreprise de BTP Dura Vermeer et au cabinet d’architectes britanniques Barker and Coutts de concevoir des maisons d’un genre nouveau. Certaines seront flottantes, construites sur des pontons en bois et en polystyrène enrobé de béton. D’autres seront « amphibies » : leurs pontons seront simplement posés sur le sol en période de basses eaux et se mettront à  flotter quand viendront les crues. Pour qu’elles ne partent pas à  la dérive, elles coulisseront autour d’un pilier central planté dans le sol. Il y aura aussi des maisons carrément « inondables » : le rez-de-chaussée sera construit et équipé en matériaux résistants à  l’eau et toute l’électricité sera installée près du plafond. De même, les rues et les trottoirs du quartier seront en fait des pontons flottants articulés. Les espaces publics seront parfois des parcs et des esplanades, parfois des lacs et des petits ports de plaisance.

Chris Zevenbergen, l’un des responsables de la société Dura Vermeer, semble très sà’r de lui : « Au début, on nous a pris pour des fous furieux, mais l’idée qu’un même lieu pouvait avoir plusieurs usages a été vite adoptée dans un petit pays surpeuplé comme le nôtre. Nous allons réapprendre aux architectes et aux ingénieurs hydrauliques à  travailler ensemble. Nous ferons appel à  des technologies éprouvées. Par exemple, nous savons déjà  faire des pontons légers et solides, qui restent stables dans les vagues. » Sa société a construit un lotissement pilote de cinquante maisons flottantes et amphibies, à  Maasbommel. Reste à  savoir si le grand public aura envie de s’installer dans ces quartiers aquatiques. Les premières études menées par des agents immobiliers sont très positives pour les maisons flottantes, mais le concept de maison inondable est plus difficile à  vendre.

D’autres experts militent pour que les Pays-Bas se lancent dans une nouvelle ère de grands travaux, par exemple pour surélever certains polders avec du sable venu du fond de la mer du Nord – une opération impensable dans le passé, mais désormais réalisable grâce à  la puissance des engins de terrassement et aux techniques de fertilisation des sols.

Adrian Geuze, célèbre architecte et urbaniste de Rotterdam, a conçu un projet encore plus ambitieux : la création, à  une trentaine de kilomètres au large des côtes de la Flandre et de la Hollande, de cinq îles artificielles longues et étroites. La plus grande pourrait atteindre 100 km de long. « C’est moins cher et moins difficile qu’il n’y paraît, affirme M. Geuze. D’ailleurs, nos entreprises sont en train de construire les îles artificielles de Dubaï. » La forme et la taille des îles seront calculées en tenant compte de milliers de facteurs naturels. Elles seront « dynamiques », c’est-à -dire que leur littoral évoluera sous l’influence des vents, des marées et des courants. Elles protégeront les régions côtières des tempêtes en brisant la force des vagues et permettront de stabiliser le littoral continental, en diminuant l’amplitude des marées et en limitant l’érosion. On pourra y faire pousser des forêts et des prairies, y installer des bases de loisirs et même un port industriel, pour soulager l’encombrement de Rotterdam. La vie pourra se développer, car les dunes artificielles retiendront les eaux de pluie et deviendront des nappes phréatiques.

Malgré ces projets futuristes, les Pays-Bas savent qu’ils doivent aussi se préparer au pire. En novembre 2008, le gouvernement organisera un exercice d’alerte d’envergure nationale, destiné à  tester l’efficacité des services publics et d’urgence en cas d’inondation catastrophique.
Yves Eudes (Dordrecht, envoyé spécial)

Article paru dans l’édition du 03.02.08.

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