Ce voyage au Liban dont nous avions repoussé l’issue en 1998, alors que la triste possibilité de perdre un être cher avait frappé à la porte, nous l’attendions, sachant que nous devrions nous confronter aux traces refroidies de la guerre ou aux effets des horreurs « d’un plomb durci ‘ dans les chairs de femmes, d’enfants de Gaza.
Allez donc concevoir les images d’un film surréaliste « les voix de la mer ‘ quand celles de Gaza hantent votre imaginaire et vos nuits. Allez donc, auteur de Halieutica Phoenicia , retrouver les vestiges intacts de ce qui fut une grande civilisation maritime, dans un pays ravagé par 17 ans de guerres civiles et puis celle non moins terrible du sud Liban. Difficile ? Comment ne pas prendre part aux résistances, participer à la construction d’espaces de solidarité autour d’un peuple à l’abandon, sérialisé, muré et dont la terre, l’eau, le droit d’être et de se reconnaître dans un Etat est bafoué ? Cette tragédie ne pouvait pas ne pas être au cœur du Forum Social International de Beyrouth durant trois jours. Beyrouth, la meurtrie, Beyrouth, la reconstruite qui dans la diversité vraie crie à travers sa jeunesse du « Baromètre ‘ sa soif de vie joyeuse, sa soif de paix, d’un futur du Liban ; Beyrouth, la vieille parisienne, Beyrouth où fut proclamée en 2002 l’Initiative Arabe de Paix avec Israêl.
Candide avait enregistré avec optimisme la renaissance des contacts, des relations diplomatiques avec la Syrie marquées par le respect mutuel. 2009 doit être pour le Liban, qui fut pendant 30 ans le théâtre de conflits de logiques externes, l’an I d’un retour à la paix, à la convivialité civile, à la renaissance de la tolérance solidaire.
Lecteur, soit ! Cela est très politique, mais il faut bien saisir qu’un voyage comme celui-là engage par trop et qu’avant d’évoquer le sel d’une terre méditerranéenne – celui de la petite pêche au Liban – il convient de comprendre le poids de surdéterminations qui en ont trop longtemps conditionné l’existence.
Il n’était pas simple de voyager là -bas, pour exposer une stratégie de développement alternatif de la pêche côtière méditerranéenne, quand les armes de destruction les plus barbares brà’lent et déchirent la chair de tout un peuple à quelques 300 km de l’endroit où l’on cherche à dessiner l’horizon d’un futur, un futur digne et viable pour ceux dont les pratiques et les riches relations à l’univers marin se sont développées il y a plus de 3000 ans Comment se rendre au sud-Liban, terre d’élection du Hizbullah, terre de « l’Islam intégriste ‘ ? Qui eut pu m’empêcher de contempler les vestiges de Tyr « celle si parfaite de beauté ‘, « toi dont le territoire est au cœur des mers ‘, dont « tes constructeurs ont achevé la beauté ‘ ?
Non seulement je vis Tyr, son port nord aux soubassements phéniciens, mais j’y passais un des plus beaux moments de ma vie d’anthropologue avec Khalil et Quassam, après avoir consacré près de 30 ans d’une vie à comprendre les cultures maritimes méditerranéennes, leurs pratiques et leur histoire dans la très longue durée.
Dès son ouverture le 16 Janvier, le Forum International réunissait au Palais de l’UNESCO plus de mille participants dont un ancien secrétaire d’Etat de Carter, d’anciens ministres du Liban, de l’Egypte et de l’Iran, des représentants de Palestine et du Hizbullah, de mouvements de résistance de la société civile de l’Asie du sud-est, de l’Europe et de tous ceux qui construisent le socialisme démocratique en Amérique du Sud, mes amis de la « sinistra euro-mediterranea ‘, ceux qui furent mes professeurs au cours de mes études Il était clair dès lors qu’il s’agissait d’un évènement retentissant, et pas seulement pour le Proche et le Moyen Orient. Aljazeera organisa l’atelier des médias. Plus de 20 télévisions arabes étaient présentes. Ce riche événement, remarquablement organisé, j’eus le bonheur d’y participer grâce à Leila, « la dame de Beyrouth ‘, comme on le dit dans l’antique sagesse des premiers états-cités de la côte syro-palestinienne. Beyrut c’est aussi en phénicien le puits, la source.
Durant trois jours se mit en place un immense chantier d’élaboration d’une solidarité internationale, d’une économie alternative des communautés, capables de faire face aux effets d’un mode de production capitaliste en crise, impuissant à répondre au sauvetage de la planète, aux urgences sociales, à la lutte contre la misère. Ce fut aussi le chantier de la construction d’une méso-région méditerranéenne, basée sur une égale dignité au sein des peuples et des cultures. Avec ses quelques 250.000 petits pêcheurs, beaucoup découvrirent dans l’atelier qui leur fut partiellement consacré, et qui comptait près de 200 participants, l’intérêt que représente ce secteur. Plus qu’une activité économique, il s’agit d’un cheminement stratégique d’une morphologie sociale dans la reconstruction des écosystèmes marins, d’une inventivité et d’une capacité culturelle à répondre au capitalisme halieutique. Furent présentés les principaux points de la charte élaborée par le Forum de la société civile à Bangkok en octobre 2008 – lors de la Conférence Globale sur les pêches à petite échelle organisée par la FAO.
Restait à l’anthropologue quelques jours pour visiter des communautés de pêcheurs, établir des contacts, procéder à un premier relevé, s’imprégner comme une éponge d’images, de mots, de manières d’être. Deux voyages au sud eurent lieu dont l’un jusqu’à la frontière avec Israêl. Je découvris la beauté d’une moyenne montagne aux nombreuses terrasses bien construites, aux villages chiites rebâtis, surpris de voir autant de riches et larges demeures. La guerre s’est retirée. Je suis frappé de ce que l’économie paysanne du sud-Liban m’apparait plus riche que celle de la Calabre de l’Aspromonte que je connais si bien.
Me restent en mémoire, les rires, la joie, les questions de ces enfants d’une école située à quelques centaines de mètres de la frontière. Jour et nuit, l’armée israélienne observe les mouvements de la vie d’un peuple de paysans dont les champs sont remplis de bombes mortelles à fragmentation.
Les patrouilles de la FINUL sont présentes et c’est bien ainsi. Je croiserai à l’aéroport le contingent français rentrant après quatre mois de mission. Aucun évènement difficile ou douloureux n’était à déplorer. Aucun problème avec les villageois non plus.
Mais la pêche de Tyr, que pense-t-elle de tout ceci ? Sa voix sera réservée. Elle vit, et comme toute communauté de petite pêche traditionnelle, avec son territoire, ses instruments (palangres, trémail, nasses) et la négociation réussie de ses produits. Khalil en défendra magnifiquement l’existence au siège du syndicat dans le vieux port de Soà’r (Tyr) aux soubassements phéniciens. Si le siège est délabré, je me sentirai accueilli comme dans une belle demeure et j’aurai la bonne surprise d’apprendre que la World Bank ne parviendra pas à mettre la main dessus pour ses projets. La plage de Tyr, zone protégée, est une plage magnifique. C’est là que l’on vient de Beyrouth pour passer entre amis, entre parents, entre amants un beau moment. C’est là qu’en territoire Hizbullah on vient déguster le poisson.
Si la biodiversité marine au Liban est moins riche qu’ailleurs (330 espèces pour 660 en mer d’Alboran), l’étalage des poissonniers du vieux suq est bien garni. Ce sont les rougets qui manquent, le merlan, les éponges. Les côtes ont été détruites durant la deuxième guerre du Liban par les pollutions pétrolières. Le pompage de ces nappes et le nettoyage a été assuré sur la base de fonds américains.
Les problèmes auxquels fait face la communauté de 450 pêcheurs – incluant une centaine d’origine palestinienne et qui grossit l’été de 200 jeunes saisonniers – sont ceux de la pêche hautement destructrice à la dynamite mais aussi au lamparo, et des restrictions territoriales imposées par la patrouille de la FINUL au large. L’Etat renaissant n’est pas en mesure de faire respecter les règles sur le maillage (l’œil du filet), la chasse sous-marine, l’interdiction de la dynamite, la pêche à l’électricité ou au poison : le lenet. Les anciens sheikh ou rais à Byblos ne sont plus là pour faire respecter ce qui est appelé le code de la mer : zeynad al-bahr. Le centre de pêche de Batrun a procédé au repeuplement d’espèces telles que le mérou noir et le poisson « chalumeau ‘ à Jbail (Byblos). La préoccupation, au nord comme au sud, porte sur la croissance démesurée d’une espèce venimeuse, dangereuse, celle d’un poisson qui gonfle : monfakh, des « bêtes poissons ‘ nous dira Roger « qui ont des dents terribles et qui se mangent entre elles ‘. Rare il y a plus de 30 ans, l’espèce s’est multipliée dans un écosystème marin en proie à l’agression de l’ordure pétrolière
L’espace vital de la petite pêche ne paraît pas menacé à Tyr, Saida ou Tripoli. Il se réduit toutefois à Byblos où, durant la saison touristique, de plus en plus de pêcheurs appelés « les chauffeurs ‘ pratiquent l’art du promène c. La question du port revient souvent – une vraie nécessité tant l’été il est encombré – mais qui pourrait bien se solder à terme par l’exclusion de quelques vrais 50 pêcheurs parce que les emplacements deviennent trop chers. En somme, une affaire bien connue en Europe, en PACA (Provence-Alpes-Côte d’Azur), en Sicile, comme à Malte. Le littoral est avant tout question de business.
La petite pêche libanaise a su soutenir l’art de ses charpentiers de marine palestiniens ou chrétiens qui continue de construire des embarcations de 5 à 8 m avec une forme ancienne (le quart de lune ou ruba), si courante encore dans le centre-est de la Méditerranée. Avec ces quelques 1500 petits pêcheurs, 4.500 t de produits pêchés, un écosystème riche – particulièrement en thonidés, requins, raies – et ses traditions de pêche à la palangre de 150 gros hameçons (sharaq), elle va recevoir prochainement des preuves de solidarité de pêcheurs grecs, chypriotes, égyptiens, tunisiens, syriens
Ce qui fut le premier germe d’une riche civilisation maritime va se reconstruire, se réinventer dans de nouvelles formes pour réimposer son code de conduite, respectueux à l’endroit de la prodigalité marine. Ce qui a été semé un beau jour de juillet à Ognina en 2001 pour se poursuivre à Messolonghi en 2004, puis à Sitges en 2007 va prendre corps , croître, se bâtir à l’image d’Europe , tel le bateau phénicien que l’on reconstruit à Tyr.
Opposons à l’Europe du capital halieutique avec ses quotas individuels transférables, édifiée à coups de mépris de la force d’être de la petite pêche méditerranéenne, une vraie vision et pratique alternative, multiculturelle, fraternelle, respectueuse dans les faits de ce que la chose halieutique méditerranéenne a toujours offert aux hommes depuis si longtemps et que ceux, excellents producteurs de pourpre, comprirent si bien à Byblos, Sarafand, Sidon, Tyr, Mothié, Carthage…mais aussi dans le détroit de Skylla (Scylla).
Serge Collet, 28.02.2009 , Hambourg
http : //www.sergecollet.de