Les raisons pour lesquelles les baleines « chantent » restent mal comprises. Mais ce n’est pas tout : voilà qu’on découvre que les baleines bleues chantent aujourd’hui dans une tonalité plus grave que dans les années 1960… sans que personne ne comprenne véritablement pourquoi. De mystère en mystère, c’est ainsi, parfois, que la connaissance progresse.
Des populations en voie de reconstitution
On estime qu’il existe dans le monde entre treize et quinze espèces de baleines (ou cétacés à fanons), réparties en trois familles : les baleines grises, les rorquals (auxquels appartient la baleine bleue) et les baleines franches, ainsi nommées car plus lentes, donc plus faciles à capturer que les autres.
Toutes ont été chassées à l’extrême, à tel point que certaines espèces, baleine bleue et baleine à bosse en tête, étaient quasiment décimées dans les années 1960. Après vingt ans de lutte, l’interdiction totale de la chasse commerciale à la baleine est entrée en vigueur en 1986.
Respecté par la plupart des pays – à l’exception notable du Japon, de la Norvège et de l’Islande -, cet accord international a permis aux populations (celles de la baleine à bosse notamment) de commencer à se reconstituer. La plupart des espèces vivant en haute mer, leurs effectifs restent toutefois difficiles à évaluer avec précision.
Seule certitude : dans l’océan, optiquement peu pénétrable mais acoustiquement très porteur, la communication sonore joue un rôle essentiel. Parmi les cétacés, les dauphins ont développé un système d’écholocation couvrant les hautes et très hautes fréquences (de 20 à 150 kilohertz), tandis que les baleines utilisent plutôt les basses fréquences (de 12 hertz à 8 kilohertz) pour émettre cris et grognements.
Le chant des baleines, quant à lui, a longtemps été considéré comme la spécialité de la baleine à bosse : aucune autre espèce ne le pratique de manière si variée et si continue. Mais les progrès réalisés ces dernières années en matière d’enregistrements sous-marins ont permis de confirmer que d’autres espèces de baleines se livraient, elles aussi, à cette activité vocale.
Parmi elles, Balaenoptera musculus, plus couramment appelée baleine bleue, ou rorqual bleu : le plus gros de tous les mammifères (25 m de long en moyenne), et peut-être de tous les animaux ayant jamais existé sur Terre. D’où, sans doute, l’impressionnante puissance de son chant (près de 190 décibels, soit plus qu’un avion de ligne à réaction), qui se propage sur de très grandes distances : une centaine de kilomètres au moins, parfois beaucoup plus s’il trouve dans l’océan des chenaux acoustiques, qui forment des canaux naturels de communication sous-marine.
Stratégies reproductives
Pourquoi les mâles – car eux seuls sont concernés – ont-ils des chants d’une telle portée ? Comme la plupart des rorquals, la baleine bleue, que l’on trouve dans tous les océans du globe, se nourrit l’été dans les régions polaires et se reproduit l’hiver dans des régions plus tempérées. Au cours de l’année, ses représentants parcourent donc des milliers de kilomètres, et se trouvent souvent très éloignés les uns des autres.
La plupart des chercheurs s’accordent à penser que la puissance de leurs chants a pour fonction première de constituer un système de communication performant, faute de quoi mâles et femelles auraient bien du mal à se retrouver à la saison des amours.
Ces chants leur permettent-ils également de signaler leur identité et leur position géographique ? Etant souvent émis de façon répétée, selon des « patrons » d’émissions spécifiques, représentent-ils une forme de communication essentielle aux activités sociales des baleines, comme chez les mammifères terrestres et les oiseaux ? Les hypothèses sont nombreuses, mais leur confirmation reste à venir. C’est dans ce contexte que les Américains Mark McDonald (de la société WhaleAcoustics, spécialisée dans l’enregistrement des baleines) et John Hildebrand (Institut d’océanographie Scripps, université de Californie, San Diego), en comparant les centaines de chants enregistrés depuis les années 1960, ont découvert que les baleines bleues émettaient dans des tonalités de plus en plus graves. Le phénomène, affirment-ils dans la revue Endangered Species Research, est identique dans tous les océans du globe, constant et relativement régulier.
Le phrasé et les unités de base qui composent le chant sont restés inchangés, seule la fréquence a baissé. Alors qu’elle était il y a quarante ans d’environ 22 Hz, elle est aujourd’hui tombée à 15 Hz chez la population du Pacifique nord-est, celle qu’ils ont le mieux étudiée, soit une baisse de 32 %.
Faut-il pour expliquer cette évolution invoquer la pollution sonore des océans ? Ou bien la dynamique des populations (réduits à quelques centaines dans les années 1960, les effectifs de la baleine bleue, déclarée espèce protégée en 1966, seraient remontés à plus de 5 000 individus), qui autorise les mâles à chanter plus grave et moins fort ? Ou encore de nouvelles stratégies reproductives, les femelles trouvant désormais les chants graves plus attractifs ? Et Mark McDonald de constater : « Nous n’avons pas la réponse. Nous avons juste un grand nombre de données. »
Catherine Vincent