Aux portes de la cité des Médicis, dans les vertes collines de cyprès et d’oliviers striées d’une ligne mordorée par les eaux de l’Arno, se découpent deux tours crénelées, aux murs de pierre bistre. Gualchiere di Remole, bourg médiéval fortifié a été occupé, au XIVe siècle, par une riche famille florentine, les Albizzi, membre de l’Arte della lana (art de la laine), une des puissantes corporations d’arts et métiers de la ville.
C’est là que va s’installer l’Institut international des savoirs traditionnels (International Traditional Knowledge Institute, ITKI). Une initiative unique en son genre, soutenue par l’Unesco. Pour l’heure, les 2 000 m2 de bâtiments sont en ruine, les 10 hectares de terrain en friche, les habitations attenantes à l’abandon. Mais le lieu, propriété de la commune de Florence, n’a pas été choisi au hasard. Il incarne, mieux qu’un fastueux palais, l’esprit qui anime le nouvel institut.
Au Moyen Age, le site était un centre actif du travail de la laine, auquel la cité toscane devait une partie de sa prospérité. Une prise d’eau en amont sur l’Arno, qui dessine à cet endroit une anse, actionnait des moulins à foulon battant l’étoffe. Les grandes roues hydrauliques ont ensuite été remplacées par d’autres, plus petites, entraînant des moulins à blé. « Ce que nous voulons, c’est reprendre le fil de la tradition, explique Pietro Laureano, président de l’ITKI. Le patrimoine culturel ne se trouve pas seulement dans les monuments ou les galeries. Il est inscrit dans le territoire, les ouvrages et les paysages façonnés par l’homme. »
De Gualchiere di Remole, il veut faire un centre emblématique de « transmission de la mémoire ». Les roues hydrauliques, restaurées, seront exposées au public au sein d’un musée des sciences. Une tour hébergera une reconstitution du laboratoire de Léonard de Vinci, dont le Codice Atlantico comprend plusieurs planches de dessins annotés sur les techniques hydrauliques utilisées ici. L’autre abritera un centre de recherche. Des ateliers textiles artisanaux et des boutiques de mode ouvriront.
Au bord du fleuve sera aménagé un espace de loisirs. Mieux, des bateaux électriques remonteront l’Arno depuis le Ponte Vecchio, une quinzaine de kilomètres plus à l’ouest, et se rechargeront sur place grâce à des microturbines. « Autrefois, le fleuve était navigable, précise M. Laureano. Ce que les anciens faisaient, nous pouvons le faire. »
Il faudra trois ou quatre ans pour mener à bien ce projet, financé par les collectivités et plusieurs fondations. Mais ce n’est que la partie visible d’un travail, souterrain et de longue haleine, d’inventaire, de conservation et de diffusion des savoir-faire du monde entier.
La tâche est immense. Elle a déjà commencé, à travers une Banque mondiale des savoirs traditionnels. Une référence volontairement provocatrice à l’institution financière des Nations unies. « Le modèle économique actuel est fondé sur la destruction des ressources de la planète, accuse le président de l’ITKI. L’innovation technologique, contrôlée par de grands groupes, devient un adversaire de l’homme. Notre démarche est l’exact contraire. Les innovations, anciennes ou à venir, doivent être au service d’un monde durable. »
Une collecte permanente d’informations, relayée par des dizaines d’experts, va permettre d’enrichir une banque en ligne des techniques anciennes, mais aussi des réalisations modernes : ressources en eau, protection des sols et de l’environnement, énergies renouvelables, habitat, urbanisme, agriculture, sylviculture, artisanat, organisation sociale…
De ses huit années passées dans le désert, et des projets coordonnés en Algérie, en Ethiopie, en Jordanie ou au Yémen, Pietro Laureano, architecte de formation et consultant auprès de l’Unesco pour les zones arides et les écosystèmes en danger, a rapporté une foultitude d’expériences.
Au Sahara, en Chine ou en Iran, des oasis sont aujourd’hui irriguées, comme elles l’étaient voilà 3 000 ans, par des galeries drainantes souterraines (« foggara » en arabe ou « qanat » en persan) diffusant les eaux d’infiltration. Une solution préférable au creusement de puits qui risque d’assécher les nappes profondes et de provoquer une salinisation des sols.
Après un test à petite échelle, l’Algérie vient de lancer un programme de 5 millions d’euros pour la réhabilitation de telles galeries, dans l’oasis d’Adrar. Encore faut-il s’inspirer des acquis passés : dans le sultanat d’Oman, l’enfouissement de canalisations en dur a eu l’effet inverse du résultat escompté, le béton faisant obstacle à la diffusion de l’eau au lieu de la collecter.
Autre exemple, les « bisses », ou biefs, étroits canaux à faible pente qui, dans le Valais suisse, permettent de recueillir, par gravité, les eaux de fonte des glaciers, et d’irriguer ainsi les zones d’altitude. Le procédé est aujourd’hui repris au Tibet, avec des améliorations. Pour préserver les ressources en eau menacées par le recul des glaciers, sont construits de petits barrages en pierre, qui forment des lacs réservoirs.
Souvent, les méthodes les mieux éprouvées sont aussi les plus simples. Sur des îles de la mer Rouge, des bergers érythréens dressent, près du rivage, des murets sur lesquels l’eau évaporée se condense et ruisselle, ce qui suffit à entretenir une mince bande de pâturage. Un bon usage, aisément reproductible, des lois élémentaires de la physique, qui explique la présence, dans certaines oasis, de constructions en pierre faisant office de capteurs d’eau. Et donne, peut-être, une nouvelle signification aux alignements de mégalithes, tels que les « pierres debout » de Stonehenge, en Angleterre.
D’autres sont plus sophistiquées. En Ligurie, les cultures en terrasse, autrefois de mise dans le bassin méditerranéen, ont pu être conservées, malgré la mécanisation, grâce à l’installation de funiculaires, que pourraient remplacer des monorails.
L’histoire étant une perpétuelle réinvention, l’agriculture raisonnée ou l’habitat économe modernes remettent au goà’t du jour des pratiques ancestrales. Les jardins suspendus de Babylone – même si leur réalité historique est douteuse – renaissent dans la couverture végétale des immeubles à énergie positive.
Des façons de faire précieuses se sont pourtant perdues ou sont menacées de disparition, regrette M. Laureano. A ses yeux, il revient aux pays développés de montrer que leur sauvegarde n’est pas une utopie. A Matera, dans le sud de l’Italie, il a ouvert la voie en réaménageant, avec des techniques et des matériaux traditionnels, l’une des grottes (les « sassi ») dont les habitants ont été évacués dans les années 1950, pour cause d’insalubrité. Aujourd’hui, 5 000 personnes vivent dans cet habitat troglodytique.
La banque en ligne des techniques anciennes : www.tkwb.org
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Pierre Le Hir