Vu du la Région, Port-Saint-Louis du Rhône est « un bout du monde », pourtant au centre du monde si l’on s’en réfère aux témoignages d’Arnaud de Boissieu, prêtre aux foyers d’accueil des marins pour le port de Marseille : « Amies, amis,
Bonne nouvelle : l’année 2011 a vu le port de Marseille se doter d’une commission portuaire de Bien-àŠtre des gens de mer sous l’égide du Préfet des Bouches du Rhône. Ouf ! Il était temps. Car c’est une longue histoire que celle de cette commission : en 2004, la France ratifie une convention européenne datée de… 1987 ! sur l’accueil des marins au long cours dans ses ports. Quelques législatures plus tard, les préfets reçoivent ordre de créer des commissions de Bien-àŠtre dans les ports, ce que fait Marseille cette année, un rien à la traine, mais on ne va pas chipoter sur la traine.
Convoqués par la préfecture, nous nous réunissons donc pour étudier les questions relatives au Bien-àŠtre des marins. Au Bien-àŠtre ? Ne vous imaginez pas que nous pérorons sur le bonheur, le confort, le contentement, voire la félicité, la quiétude ou la sérénité des marins. Le Bien-àŠtre en question est un anglicisme piteux, mauvaise traduction du mot anglais « welfare », et le Bien-àŠtre des marins au long cours, ce sera peut-être pour le siècle prochain. Je propose de rebaptiser la commission de Bien-àŠtre en un plus modeste comité social des marins. Nous y abordons les questions de téléphone ou d’internet à disposition des marins, des possibilités et autorisations de sorties pendant les escales, et aussi du nerf de la guerre, les finances des deux associations d’accueil des marins au port de Marseille. Depuis des années, nous demandons respectueusement aux armateurs de mettre la main à la poche pour nous permettre d’accueillir dignement leurs marins en escale. Nous leur demandons un pouillème des frais d’escale. Quelques-uns le font. Les autres répondent qu’ils sont prêts à payer le pouillème demandé rubis sur l’ongle… dès que le pouillème sera rendu obligatoire par décision du préfet, qui, lui, se refuse à instaurer un pouillème de redevance supplémentaire, toute augmentation d’impôts ou taxes faisant trop mauvais genre.
Et pourtant, il y aurait à dire sur les conditions de vie des marins. Quelque part à l’autre bout de la planète et au beau milieu de l’été sur un navire flambant neuf et grand comme trois ou quatre terrains de football, une manille de quelques centaines de grammes a lâché, pendant un exercice de sécurité ; un canot de sauvetage a fait une chute de vingt mètres, deux jeunes marins français sont morts sur le coup, un marin philippin s’en est sorti, gravement blessé. Une goupille de sécurité de la taille d’un clou avait été oubliée lors de la fabrication du navire. Que faire ? Nous, la Mission de la Mer, avons enterré le plus dignement possible les deux jeunes marins.
La semaine dernière, ici à Fos, c’est une amarre grosse comme mon bras qui a pété pendant la manœuvre. Yener, un marin turc, l’a pris en pleine figure. Il a de la chance, Yener : sa tête est encore sur ses épaules. Mais elle est en morceau : sept fractures du crane et de la mâchoire. Il déblatère de façon grossière contre toutes les compagnies maritimes turques, mais avec moi, il plaisante, en tentant d’avaler un yoghourt : « Tu veux jouer du piano avec mes dents ? Elles ne sont plus bonnes qu’à cela ».
Ainsi ne va pas le Bien-àŠtre des marins au long cours. Les métiers de la mer sont parmi les plus dangereux du monde.
Vous n’avez pas entendu parler du port de Marseille Fos cette année ? Ce n’est pas qu’il ne s’y passe rien. Au contraire, on y a fait la révolution. Mais, une fois n’est pas coutume, une révolution silencieuse. Depuis le mois de mai, tous les quais sont privatisés. Je passe sur les détails techniques. Le port est entré dans une année des matins calmes, sans grève depuis des mois. Les bateaux entrent et sortent. Ils vont vite. Peut-être trop vite, même, car les marins ont peu de temps pour aller à terre. Nous accueillons toujours beaucoup de marins à Port de Bouc, mais beaucoup moins au terminal containers de Port Saint Louis. à€ moins que ce soit la crise qui sévit, allez savoir.
Le port de Marseille ne fait pas parler de lui. Ce n’est pas le cas du TK BREMEN, le cargo échoué sur une plage bretonne suite à une tempête. La presse s’indigne des dégâts provoqués par ce cargo qu’elle baptise « cargo maltais ». Mais il n’a de maltais que le pavillon du pays où il est enregistré. La compagnie est turque, l’équipage est turc, les intérêts liés à ce navire sont cent pour cent turcs. Et les informations dont je dispose ne me permettent pas d’employer les mots de poubelle flottante. En revanche, quelques officiers de port avec lesquels j’ai discuté s’interrogent : entre le mouillage à la sortie du port et l’échouement, le navire a dérivé sur une quinzaine de kilomètres, soit probablement une heure ou deux. Que s’est-il passé pendant ce temps ? était-il en avarie ? Le capitaine a-t-il demandé des secours ? Trop tard ? Lui ont-ils été accordés à temps ?
Voici une nouvelle surprenante : je parle couramment chinois ! Et tant pis pour mon accent, car je parle un chinois purement électronique. Au foyer du terminal containers, je reçois un équipage entier de Chinois. Je leur dis « Welcome ». Ils ne réagissent pas. Je leur souris, mais ce n’est pas suffisant pour se comprendre. Ils me posent une question, je n’ai toujours pas deviné s’ils parlaient chinois ou baragouinaient anglais. C’est là que j’ai décidé de parler moi-même chinois. J’ai ouvert un traducteur automatique sur mon petit ordinateur. J’y ai écrit : « Vous êtes les bienvenus dans mon foyer ». L’automate m’a demandé si je voulais du chinois simplifié ou chinois traditionnel. Et pourquoi simplifierais-je mon chinois, je vous le demande ? J’ai tendu à l’équipage l’écran de mon ordinateur avec la traduction en chinois traditionnel. Les Chinois sont partis d’un grand sourire pour me serrer la main. Je leur ai dit ensuite, en chinois sur écran : « Vous avez des ordinateurs à votre disposition ». Ils ont encore souri et ils sont allés vers mes ordinateurs. évidemment, on peut imaginer des discussions plus amicales, plus profondes, voire plus philosophiques, mais enfin, depuis plus de dix ans que j’accueille les marins, j’ai appris qu’en matière de communication, peu est déjà beaucoup, et ce peu est notre lot d’accueil quotidien, notre joie, notre fierté. Dans les foyers des marins, nous sommes des hommes du peu qui est déjà beaucoup. Et je ne vais plus au foyer sans mon petit ordinateur. J’ouvre la page du traducteur. Et j’attends avec impatience le prochain passage d’un marin thaïlandais, birman, ou azerbaïjanais, qui ne parlera pas anglais, histoire de lui faire malicieusement les honneurs du foyer par électronique interposée…
Je vous souhaite une heureuse année 2012, avec beaucoup de Bien-àŠtre. »
Bulletin du Foyer des marins : Balise des foyers