Depuis le 12ème siècle pour les Prud’homies les plus anciennes, les communautés de pêcheurs de ce littoral méditerranéen ont pris l’habitude de s’organiser entre elles : réglementer leurs engins, décider des usages, gérer et préserver les zones de pêche… Un droit et une liberté chèrement négociés – à chaque époque pourrait-on dire – pour gérer les « communs » que sont les ressources et les zones marines sur leurs territoires.
Pour des pêcheurs artisans, souvent seuls embarqués, il n’est guère aisé de libérer du temps pour l’organisation collective. La vie se passe en mer, sur le quai pour la vente, et sur le bateau (ou dans la remise) pour l’entretien des engins. Le monde est balisé par la commune – au mieux le département – l’ouverture se fait par le large…
Piéger du poisson avec des techniques artisanales, cela nécessite d’avoir l’esprit en mer, sur ce que l’on sent, à chaque moment, de la vie sous l’eau. Alors, suivre des réunions qui se passent à plus de 80 km, comprendre des lois édictées à Paris ou en Belgique et qui sont sans rapport avec la vie locale et les conditions du métier, dépassent, et c’est bien compréhensible, leur entendement.
Nécessité oblige, les pêcheurs des prud’homies ressente le besoin de s’organiser, de se fédérer. C’est bien connu : A plusieurs, on est plus intelligent, on est plus fort aussi. De la volonté à l’acte, il y a un pas qui n’est pas facile à franchir.
Une fédération avait vu le jour en 1993-1994, au moment où la Commission Européenne planchait sur un projet d’harmonisation technique en Méditerranée. Jamais encore dans sa politique productiviste, l’Etat n’avait envisagé de réglementer directement, d’en haut, la hauteur des filets, les tailles des mailles et des hameçons, et tous ces détails qui organisent l’activité des « petits métiers » liée à leurs « terroirs ». L’Europe, si ! Sous prétexte d’harmonisation, dans une mer qui n’était pas « sous quotas », la Commission avait rassemblé les règlements locaux des 4 pays et avait imposé les plus restrictifs. Ce premier règlement était « inapplicable » sous peine d’arrêter toute la petite pêche, il n’a, d’ailleurs, jamais été appliqué. C’est dans ce contexte que les Prud’homies s’étaient réunies dans une Union des Communautés de Prud’hommes Pêcheurs de Méditerranée (UCPPM), pour faire valoir leur existence et leurs règlements spécifiques. L’UCPPM a réussi à retarder l’adoption de ce règlement (avec l’appui d’élus), et à faire annuler, par recours en conseil d’état, un système généralisé de licences pour les différentes techniques. Las, faute d’appuis et de moyens, l’UCPPM est entrée en sommeil…
Nouveau contexte dont on sent bien qu’il pourrait être irréversible… Nos artisans ont à faire face à un mouvement de privatisation des droits de pêche et d’accaparement des mers, sans précédent dans l’histoire. Le Royaume-Uni propose des droits de pêche (un outil de concentration sectoriel) pour les bateaux de moins de 10 m. Les grandes fondations américaines, les mêmes qui ont privatisé les droits de pêche en Amérique du Nord (EDF ou Fond de Défense de l’Environnement, Alliance produits de la mer ou Seaweb créé par Pew…) investissent les Comités Consultatifs Régionaux mis en place par l’Europe, et s’immiscent dans la décision de plans de pêche régionaux. En Méditerranée, on entend parler de prochains règlements européens justifiés par l’annonce (dont on ne sait d’où elle vient et sur quelles analyses elle repose) de « 80% des espèces surexploitées« . Si c’est à l’image du thon rouge « menacé » alors qu’il envahit nos côtes et désorganise les écosystèmes littoraux, la farce est risible, mais elle ne fait rire personne car elle est dangereuse pour l’avenir des pêcheurs artisans et de notre vie littorale.
Face à cette politique néo-libérale qui avance comme si elle était la seule solution « environnementale » dans un espace maritime « non géré », il est essentiel d’opposer les gestions collectives et territoriales de nos communautés de pêcheurs qui font leurs preuves depuis plus de 8 siècles ! L’enjeu est bien la spoliation de nos ressources et de nos zones marines, de nos « communs » qui appartiennent à tout citoyen. Sous couvert d’environnementalisme, les lobbies des grandes fondations et des multinationales veulent libérer la mer de ses pêcheurs artisans, au profit de l’industrie minière, énergétique, touristique. C’est en se fédérant et en faisant entendre leurs voix que les communautés de pêcheurs organisées en prud’homies pourront se faire reconnaître.
Il leur faudra pour cela passer outre les clivages locaux. Ce n’est pas facile quand deux structures parallèles, et sans lien juridique (à l’issue des divisions créés par le productivisme) se partagent le travail (1) :
– une organisation pyramidale et centralisée, fondée sur une représentation syndicale (alors même qu’il n’y a pas de tradition syndicale dans la petite pêche méditerranéenne) est chargée de la représentation du secteur : « pêche, aquaculture, commercialisation des produits de la mer ». Il s’agit des comités des pêches, répartis en 3 comités régionaux et 4 comités départementaux,
– une organisation démocratique, sous tutelle du Ministère, composée de 33 prud’homies réparties de Port-Vendres à Menton, Corse incluse, gère exclusivement l’activité professionnelle des communautés de pêcheurs.
évidemment, la dualité institutionnelle en recouvre d’autres, aux fondements économiques et donc politiques. Mais fédérer les prud’homies, c’est recourir à une représentation territoriale où chaque portion de littoral, chaque baie pourrait-on dire, est sous la vigilance d’un prud’homme. C’est un bon moyen de lutter contre les menaces sur les zones de pêche.
Ainsi, l’enjeu, aujourd’hui, n’est pas de se battre entre comités des pêches et prud’homies mais de se battre ensemble contre cette politique néo-libérale, en utilisant les attributions des deux structures. Les comités des pêches représentent et soutiennent la profession. Les prud’homies gèrent localement l’activité, à un degré de finesse difficilement transposable à des niveaux départemental, régional, national ou européen (définition précise des engins et des usages, postes de pêche…). Supprimer cette gestion revient à supprimer les petits métiers et la polyvalence des pêcheurs. La valoriser, c’est faire obstacle à une politique destructrice de nos métiers, de nos territoires, de nos richesses et de nos cultures.