Cette fois-ci, je fus au jury, n’ayant regardé que 16 films, dont 14 en compétition, sur la quarantaine visionnés (44 pour être exacte), regrettant un peu que l’exclu du concours que j’avais happé au vol ne figurât point dans la sélection, tant cette fiction marocaine « Les couleurs du silence » d’Asmae El Moudir m’avait émue, avec tendresse et poésie. Quand se rompit brutalement ce lien intime entre le père et l’enfant « sans voix », je songeai aux enfants perdus de Timbouctou, si ce n’est que la violence ici s’incarnait en misère.
Des autres festivals, nous avions gardé l’habitude d’embarquer, de jour comme de nuit sur toutes les mers du globe, avec l’impression de percer chaque fois, de la pirogue au canot, du pointu au chalutier, un monde mystérieux. Cette année, les films tournèrent autour de la pêche, à distance parfois, tant les pêcheurs semblaient devenir des citoyens confrontés à tout ce qui secoue notre planète, nos régions, nos certitudes.
Retour sur quelques-unes des thématiques abordées : Changement climatique, au Groenland, la glace fond tandis qu’en Polynésie, le niveau de la mer monte (Thuletuvalu de Matthias Von Gunten), asservissement des pêcheurs à l’essor touristique quand ces derniers sont réduits à pêcher pour nourrir des requins photographiés par les plongeurs en vacances (The giant and the fisherman de Manfred Bortoli), accaparement des zones de pêche pour la construction de 6 réacteurs EPR (la plus grosse centrale nucléaire du monde) vendus par la France à l’Inde (Are Vah ! de Micha Patault et Sarah Irion), ou pour la construction d’un immense port sur l’île de Kinmen, destiné à accueillir les touristes chinois qui afflueront nécessairement sur Taïwan, situé à quelques encablures.
Dans ce très beau long-métrage « The lost sea » primé par notre jury professionnel, l’on apprit que ce chantier gigantesque provoqua la faillite de l’entrepreneur, suite notamment à la faible profondeur occasionnée par la création de grandes digues, que ce site exceptionnel pour la reproduction des « limules », une espèce de crabes rare et recherchée, a été détruit, et que de toutes façons les touristes gagnaient Taïwan par avion… Parfois, ce sont les mirages des marchés asiatiques qui poussent les pêcheurs à mettre leur vie en danger, tels ces plongeurs fidjiens qui plongent avec des équipements dérisoires pour rapporter des holoturies en nombre (« Le salaire des profondeurs » de Dominique Roberjot et Christine Della-Maggiora). Parfois, encore, la pêche et ses produits ne sont qu’un pis-aller pour une population déjà marginalisée comme dans « Sounds of the soul« , un émouvant court-métrage de Robin Dimet qui témoigne de la survie de quelques personnages (malheureusement nombreux) en Sibérie et dans « Les hustlers » de Egone Amah qui donne la parole à ces « débrouillards » d’un bidonville de Lomé à Katanga (République Démocratique du Congo). Ces deux films courageux et originaux dans leur forme ont été primés par le jury Jeunes.
Il y a aussi de belles histoires dans « L’huître d’Anosy, une odyssée malgache » de M. Villaverde et H. Corbière ou dans « Wawata Topu, les sirènes du Timor-Leste » de David Palazon et Enrique Alonso. Même si elles sont ardues, elles révèlent des choix courageux et généreux tel celui de ce conchyliculteur breton parti, avec sa famille, à Madagascar pour monter une entreprise d’élevage d’huîtres avec la population locale. Près de cent personnes travaillent grâce à ce projet mais l’inorganisation de l’économie malgache met actuellement en jeu sa réussite. Quant à la vie de ces femmes plongeuses du Timor oriental, partie d’une femme pionnière qui a « osé » plonger, elle délivre un message qui semble universel, mettant au premier plan l’éducation des enfants, composant avec diverses activités (agriculture, pêche, élevage) et laissant ainsi la mer se reposer. C’est un film que l’on aimerait montrer à nos enfants d’Occident pour qui les valeurs fondamentales ne sont pas si simples à décrypter. Pour toutes ses raisons, et surtout parce que l’on a le sentiment, loin des messages téléguidés, de partager la vie de cette communauté, ce film a reçu, des deux jurys, le prix « Chandrika Sharma » (1).
Inclassable, « Les veilleuses de chagrin« , ce premier film de Frédérique Odye, primé par le jury professionnel, au titre des courts métrages. Issue du monde de la pêche, cette réalisatrice a voulu donner la parole aux veuves de marins pêcheurs, des « grands et renommés », précisera Robert Bouguéon, lui-même pêcheur de St Guénolé et membre du jury. Des tragédies malheureusement récurrentes dans cette région océanique, sculptées dans le granit et enfouies dans les mémoires villageoises. Et ces femmes taiseuses s’expriment sur leur quotidien de femme de pêcheur en charge complète de la famille, sur les échanges radio, les brefs retours, le rythme anachronique, cette confiance inébranlable, cette passion de la mer… une vie commune malgré la distance, jusqu’au non-retour.
Après toutes ces images et ces échanges, de cette expérience au sein du jury professionnel, j’en ressors rassurée. Peut-être étions-nous d’une commune sensibilité, attachés à tout ce qui nous rend « humain »: valeurs, expression artistique, créativité… Mais je préfère penser que nous sommes le reflet d’une dynamique plus globale dans un univers sur-médiatisé : parce qu’un bon sujet et de belles prises de vue ne suffisent pas à faire un bon film, parce qu’une voix off qui énonce en continu ce que nous devons penser, et comment nous devons le penser, est tout simplement insupportable, parce que les messages de commande, les formatages télé, les discours redondants et les fastidieux poncifs nous traitent, nous les spectateurs, en objets déshumanisés, et aussi parce que les films coà’teux ne sont pas forcément les meilleurs, loin de là ! Dans cette guerre médiatique à laquelle sont confrontés les pêcheurs, les donneurs d’ordre ont des soucis à se faire. Les spectateurs comprennent et réagissent vite…
Les lauréats de cette sélection 2015
Le Prix spécial « Chandrika Sharma* ‘ a été attribué à David Palazon et Enrique Alonso pour « Wawata-Topu, les sirènes de Timor-Leste ‘ , sur la vie des femmes « plongeuses ‘ qui pratiquent la pêche sous-marine dans l’île d’Atauro (Timor oriental).
Le Prix du Festival, catégorie court-métrage du Jury Jeune, a été attribué à Robin Dimet pour « Sounds of the soul ‘, un parcours cinématographique chaleureux dans la brise sibérienne.
Le Prix du Festival, catégorie long-métrage du Jury Jeune, a été attribué à Egone Amah pour « Les hustlers ‘, sur les conditions de vie des Hustlers (les débrouillards) dans le bidonville du port de Lomé au Bénin.
Le Prix du Festival, catégorie court-métrage du Jury Professionnel, a été attribué à Frédérique Odye pour « Les veilleuses de chagrin ‘, magnifique portrait de femmes de marins bretons.
Le Prix du Festival, catégorie long-métrage du Jury professionnel, a été attribué à Chun-Hsiu, Hung pour « The lost sea ‘, film chinois peu connu en France sur la guerre froide et la mise en valeur des littoraux de l’île de Kinmen de Taïwan.