Au delà de l’attaque simpliste et généraliste, l’auteur donne un bref aperçu de la complexité de la gestion des pêches qui redonne du corps à notre rapport avec la nature et à nos dynamiques sociales, économiques et politiques. Non, Greenpeace et consorts, vos mots d’ordre ne font plus mouche !
En octobre 2014, Greenpeace France a lancé une campagne « Arrêthons ‘. Au-delà du bon jeu de mot, il faut saluer l’initiative : tout n’est pas bon dans le thon et l’industrie thonière européenne mérite bien des critiques. Elle est un exemple parfait d’une exploitation irraisonnée des hommes et des ressources naturelles des pays du Sud au profit de l’Europe. Les compagnies espagnoles et françaises de pêche au thon sont extrêmement puissantes et soutenues par les Etats et l’Union Européenne alors même qu’elles usent et abusent de tous les dispositifs d’optimisation et de dumping possibles.
Sur quoi porte la campagne de Greenpeace ?
Le seul texte visible dans la vidéo est le suivant « Le thon Petit Navire est pêché avec une technique destructrice, le dispositif de concentration de poissons ‘. Tout le thon Petit Navire n’est pas pêché sous DCP (Dispositif de Concentration de Poissons) et les DCP ne sont pas une technique de pêche. La technique de pêche utilisée est la senne coulissante, un engin qui a de nombreux avantages écologiques par rapport à d’autres techniques. Les sennes n’ont absolument aucun impact sur les fonds marins puisqu’elles pêchent en surface. Ces grands filets encerclant permettent également de ne pas blesser les animaux capturés : ils peuvent donc, à condition que les équipages soient formés et le souhaitent, être libérées sans problème.
La senne coulissante pour les thons a cependant des inconvénients en termes écologiques : elle est terriblement efficace, en particulier associée à de nombreuses technologies de détection et de concentration du poisson. D’après les avis scientifiques, malgré des données trop parcellaires, les différentes espèces de thonidés ne sont pas en danger immédiat, mais la vigilance est de mise. Dans la plupart des mers du monde, des organisations régionales de gestion des pêches (la Commission des Thonidés de l’Océan Indien, la Commission Internationale pour la Conservation des Thonidés de l’Atlantique,…) développent des programmes d’observation et de contrôle des pêches. Il ne faut pas balayer trop rapidement la question de la surexploitation des espèces de thonidés exploitées, mais un certain nombre de garde-fou existe.
Les DCP dérivants dont il est question pour la grande pêche thonière sont des radeaux équipés de nombreux capteurs et qui communiquent régulièrement leurs informations aux thoniers senneurs. Cette technologie est largement issue des travaux d’instituts publics de recherche comme l’IFREMER ou l’IRD en France, ainsi que de leurs homologues espagnols ou asiatiques. Le principe est de recréer un écosystème au milieu de l’océan, en fixant les micro-organismes et le plancton, puis les prédateurs et enfin les super-prédateurs que sont les thons. On estime généralement que cette technologie n’augmente pas la biomasse mais « concentre ‘ les espèces migratrices du large en un point, rendant la capture plus facile. Le développement de ces DCP depuis la fin des années 1980 a engendré une augmentation des captures de thon listao (moins cher que l’albacore ou le thon obèse) et de jeunes thons. D’autres espèces peuvent également se retrouver sous les DCP comme des mammifères marins ou des tortues, leur capture est interdite et elles doivent impérativement être libérées avec le moins de dommage possible. La polémique sur les DCP n’est pas neuve et l’industrie thonière française milite pour une réduction du nombre de ces épaves flottantes, beaucoup plus utilisées par les navires espagnols que par les navires français. Cette distinction s’explique notamment par une préférence des navires français pour les espèces à plus forte valeur commerciale (thon albacore, en particulier).
Comment Greenpeace sensibilise le public ?
Aucune des explications ci-dessus n’est donnée dans la vidéo de Greenpeace. La force de la vidéo se résume à un procédé simple : les thons sont remplacés par des hommes et les pêcheurs par des extra-terrestres laids qui fument et boivent en conduisant leur engin volant (représentant le thonier senneur). Lorsque, vers la fin du spot, on aperçoit des poissons, on y glisse quelques dauphins bien visibles pour montrer les captures accessoires. Pauvreté de l’argumentation : évidemment, nous ne souhaitons à aucun humain de vivre le sort des thons pêchés à la senne sous DCP. Mais doit-on, de ce point de vue, préférer les lignes et palangres, la petite pêche soutenue par Greenpeace, où les poissons sont hameçonnés puis harponnés et laissés agonisants sur le pont du navire ? Nous ne souhaitons à personne non plus la vie des animaux élevés en batterie… La critique anthropomorphe mène alors a minima au végétarisme voire à l’antispécisme (égalité entre les espèces, comme l’antiracisme défend l’égalité des races) : pourquoi, alors cibler Petit Navire ou le thon ?
C’est surtout du sang des hommes que sont entachées les boîtes de thon.
La campagne de Greenpeace touchera sans doute un certain public, et pourtant… Elle éloigne les consommateurs des vrais problèmes écologiques et sociaux de la pêche au thon. L’industrie du thon en conserve est insoutenable d’un point de vue écologique. La pêche sur des immenses zones de l’océan implique une très grande consommation d’énergie (même si la senne est globalement moins consommatrice que le chalut). Les flux et les transports du thon sont immenses : les thons capturés dans l’Atlantique sont généralement mis en boîte dans les usines de l’Océan Indien avant d’être distribués dans le monde entier. L’industrie thonière est surtout un symbole des survivances du colonialisme et de la domination des pays du Nord sur les pays du Sud. L’exploitation des ressources naturelles du monde entier au profit d’entreprises européennes se manifeste en général par des accords de pêche : on estime que, sur un territoire donné, les compensations financières représentent environ 5 à 10% de la valeur captée par l’industrie européenne. Cette situation est d’autant plus aberrante que la conserve de thon, en tant qu’aliment populaire, peut être consommée dans les territoires littoraux à proximité des zones de pêche, sans qu’aucun emploi local ne soit impliqué (à bord comme à terre) et quasiment sans retombée financière. Les conséquences des accords de pêche sont complexes : on cite l’exploitation sauvage des eaux somaliennes comme l’un des facteurs déclenchant de la piraterie. Pour autant, lorsqu’il existe des accords, les pays en développement se trouvent alors dans une situation de dépendance très forte, notamment pour financer les opérations de contrôle des pêches. Par ailleurs, à bord des thoniers senneurs, les inégalités Nord/Sud sont marquantes. L’usage des pavillons étrangers, de complaisance ou simplement avantageux pour les armateurs (Ghana, île Maurice, Dzaoudzi, ) permet de ne pas appliquer les conditions de travail légal en France. L’organisation même de l’équipage est basée sur l’origine nationale des marins : on trouve des officiers européens avec des appartements séparés et des marins de différentes nationalités, très souvent africaines. Les salaires et les rythmes de travail ne sont pas les mêmes pour ces différents personnels.
La durabilité d’une pêcherie ne se mesure pas à la perception de la souffrance qu’endurent les individus capturés. La gestion des pêches ne peut pas et ne doit pas être une gestion technico-biologique. Condamner les DCP ne résout aucun des problèmes des pêches lointaines au thon. La réduction du nombre des DCP est une des revendications des armements thoniers français : Greenpeace, en ciblant sa campagne sur cette question, détourne le public des vraies questions. Les flottilles de pêche artisanales et locales doivent être défendues face aux géants de l’industrie thonière, non parce que leurs techniques de pêche sont moins douloureuses pour les poissons, non parce qu’elles seraient nécessairement respectueuses de la nature (ce n’est pas le cas), mais parce qu’il s’agit d’un modèle plus juste, créateur d’emplois qui permet plus de dignité et une relation plus saine aux ressources marines, ce bien commun.
C. Calmettes, avril 2015