Certaines grandes structures comme la FAO, la Commission européenne, les multinationales, les ONGEs jurent que l’avenir de la mer passe par des Zones protégées de différentes nature, par des interdictions de toutes sortes, par « L’économie bleue », par la sanctuarisation… Pêche & Développement dénonce avec raison ces grandes orientations, mais que proposons-nous à la place ou à côté ?
Le soutien aux bonnes initiatives (c’est le minimum), le recueil et la mise en valeur des savoir-faire des pêcheurs (c’est humainement nécessaire), le maintien du lien international (c’est notre devoir), l’approche territoriale (cela va de soi), la lutte contre le monde ultra-libéral (c’est dans notre ADN). Cependant, je ressens une certaine frustration, il me manque un concept proactif, global, dynamique, international donnant d’un seul mot, notre vision de la mer, de son avenir, des humains qui en vivent et des animaux qui prospèrent dedans et dessus.
Il me manque un concept de la gestion des pêches et de la mer me permettant de rattacher les diverses perceptions que j’en ai et d’en organiser les connaissances. Il me manque un principe, simple et en même temps exhaustif, traduisant ma conception de l’univers, de la société, de la mer, constituant mon système philosophique, politique, accompagnant la formulation de règles de pensée et de conduites pratico-pratiques, utilisant mon énergie et mon efficacité, identifiant mes buts et mes cibles concrètes.
Cette situation n’est pas satisfaisante, mais l’excellent travail réalisé par Pêche & Développement fait que l’on privilégie naturellement notre communauté de pensée, notre égrégore [1] éveillé. On peut nuancer en suggérant un rajout, en particulier sur le devoir individuel de chaque pêcheur d’enrichir la palette des bonnes pratiques de gestion, du respect de la mer, de la biodiversité et du respect des espèces sensibles qui y vivent, mais ce n’est pas facile parce que l’idée globale dans laquelle nous devrions placer chacune de nos réflexion et actions n’existe pas ou plutôt n’est pas encore adoptée et donc pas immédiatement reconnaissable par tous.
Dans la mesure où personne n’en parle en tant que telle, je suis obligé de donner mon point de vue en fonction de ce que je connais. Je suis persuadé que beaucoup d’actions individuelles des pêcheurs, de programmes des structures professionnelles et d’actions d’ONGs, dont bien évidemment le Collectif Pêche & Développement, s’inscrivent depuis longtemps dans l’halioécologie [6]. Il en va de même dans la recherche halieutique. Les trois ruptures préconisées par Didier Gascuel dans son livre « Pour une révolution dans la mer » [7] : approche écologique centrée sur « la minimisation des impacts », approche politique pour faire de la pêche un « outil d’aménagement du territoire au bénéfice du plus grand nombre », approche de gestion et de gouvernance basé sur « l’engagement éclairé des producteurs et des citoyens » qui doivent aboutir à faire de l’écosystème « l’unité fonctionnelle de base et le territoire de gouvernance », n’est pas autre chose que de l’halioécologie, qu’il appelle d’ailleurs la « pêcheécologie » comme si notre mot ne convenait pas, alors que pour travailler à Agrocampus Rennes il est au coeur de la science agroécologique.
Pourtant un concept nous tend les bras depuis longtemps, celui de l’agroécologie traduit dans sa version maritime par halioécologie. Il m’avait littéralement sauté à la figure à New Delhi en novembre 2017 en participant à l’assemblée générale du World Forum of Fisher People (WFFP). Deux représentantes (brésilienne et sri-lankaise) [2] de La Via Campesina avaient, à la demande express des responsables du Forum, fait une présentation sur l’agroécologie appliquée à la pêche en « affirmant d’entrée de jeu l’importance de renforcer les alliances entre les travailleurs de la terre et de la mer à tous les niveaux. C’est pour cela que nous sommes ici aujourd’hui. Nous sommes venues consolider les liens entre les gens de la terre et de la mer. C’est très important car il y a de par le monde beaucoup de pêcheurs-paysans, de paysans-pêcheurs et de gens vivant dans ce contexte. La Via Campesina estime que nous sommes en face de situations similaires que nous devons prendre à bras le corps, la main dans la main, pour faire aboutir ce mouvement d’ensemble » [3] . La détermination de ces deux jeunes femmes m’avait impressionné et j’avais entrevu immédiatement, pour avoir croisé de nombreuses fois La Via Campesina et d’autres mouvements alliés [4], tout l’intérêt de bénéficier pour la pêche artisanale et la conchyliculture, par cette invitation à l’union en bonne et due forme, de tout le corpus conceptuel appliqué à l’agriculture paysanne : l’agroécologie.
L’agroécologie est une façon de concevoir des systèmes de production qui s’appuient sur les fonctionnalités offertes par les écosystèmes. Elle les amplifie en essayant dans le même temps de diminuer les pressions sur l’environnement et de préserver les ressources naturelles. Elle utilise au maximum la nature comme facteur de production en maintenant ses capacités de renouvellement. Elle recourt à un ensemble de techniques qui considèrent l’exploitation agricole dans son ensemble. Cette approche systémique apporte des résultats techniques et économiques et des plus-values tout en améliorant les performances environnementales. L’agroécologie réintroduit de la diversité dans les systèmes de production agricole et restaure une mosaïque paysagère diversifiée. Le rôle de la biodiversité comme facteur de production est renforcé [5]. L’agronomie est au centre des systèmes de production agroécologiques. De solides connaissances sont indispensables, pour les agriculteurs, pour leurs conseillers et tous les acteurs de la chaîne de valeur. Chaque évolution vers un système de production agroécologique est analysée au cas par cas, en fonction notamment du territoire, mais aussi des objectifs de l’exploitant (rentabilité et qualité de vie). L’agriculteur adapte les techniques à ses parcelles à travers une série d’expérimentations souvent inventées par lui, dans ses propres champs. Ces démarches empiriques peuvent être conduites individuellement ou collectivement, en s’appuyant sur l’expertise des acteurs sur leur milieu. Enfin, l’agroécologie dépasse les simples gains d’efficience des diverses pratiques d’un système de production, elle révise les systèmes de production en profondeur. Il y a de facto re-conception des systèmes de production. Les échelles d’analyse bougent. Les dynamiques des eaux, les cycles bio-géochimiques, les épidémies ou les pullulations de ravageurs sont liés à des dimensions beaucoup plus vastes que celles des parcelles cultivées. Aussi, le passage à l’agroécologie est pensé au niveau des territoires et au niveau global. L’agroécologie s’applique à trois degrés d’organisation : la parcelle agricole, le territoire et le monde, qui doivent être intégrés de façon cohérente. Il s’agit donc d’un projet systémique en faveur de la durabilité de l’agriculture doublé d’un projet politique en faveur des plus petits. Ce projet basé sur l’agroécologie est porté, entre autres, par La Via Campesina, équivalent puissance 10, des Forum mondiaux des pêcheurs (WFF et WFFP), projet qui était au cœur de l’assemblée générale du WFFP en novembre 2017 à New Delhi, applaudi par tous les représentants présents. Il s’agissait bien du mariage de l’agroécologie et de l’halioécologie dans un lieu et à un moment mondialement consacré à la pêche maritime par les représentants d’une cinquantaine de pays.
Comment peut-on décliner concrètement cette union dans la pêche maritime ? Si l’halioécologie est bien la somme de disciplines scientifiques, elle est de fait multidimensionnelle. S’en tenir à des définitions réduirait donc considérablement son champ et ne rendrait pas justice aux façons dont les acteurs s’en réclament et la conçoivent. Mais alors qu’est-ce que l’halioécologie ? Qu’est-ce que cela recoupe ?
Quelle place doit prendre l’homme dans cette révolution ? De mon point de vue l’halioécologie en mettant l’humain au cœur de son fonctionnement permet de répondre à cette question en devenant une boussole stratégique pour la souveraineté alimentaire, pour lutter contre l’OMC, pour lutter contre les multinationales éco-business, pour le développement de la pêche artisanale, pour les droits humains des pêcheurs au cœur des réformes, pour les directives volontaires sur la pêche artisanale au niveau mondial, pour le respect des militants et des structures professionnelles ou communautaires, pour l’accès équitable aux moyens de production, pour la promotion de la diversité de la pêche, pour des entreprises de pêche rentables dans les différentes strates d’exploitation, pour l’amélioration de la qualité de la vie, l’amélioration de la sécurité en mer, pour développer le rôle et la place des femmes en particulier dans la gestion paritaire des organisations locales, nationales, européennes et mondiales, pour que la parole soit donnée aux jeunes, pour la défense des migrants d’où qu’ils viennent, pour la décarbonation progressive et adaptative, pour l’obtention d’une qualité des eaux de mer parfaite, pour la préservation du plancton, pour la suppression de la pollution tellurique urbaine et agricole, pour contribuer à la mitigation des changements climatiques, pour éviter les pertes et dommages définitifs de biodiversité, pour que les freins politiques, économiques, sociaux, routiniers, soient plus facile à lever, pour qu’une personne seule mais inspirée et impliquée, puisse changer les choses, pour l’encouragement et l’appui aux initiatives de bonne gestion individuelle ou collectives. Si l’agroécologie est une éthique de vie, peut-il en être autrement pour l’halioécologie ?
Tout dans la pêche maritime doit passer au travers du crible de l’halioécologie. On pourrait allonger ses buts à l’infini et il faut que ce soit comme cela, tant les situations peuvent être différentes, mais avec ce mot-concept, nous saurons de quoi on parle, à qui on parle, comment on parle, pourquoi on parle, ceci partout dans le monde, quel que soit notre culture, notre origine, notre langue et notre profession. Ce n’est pas la moindre des choses. Ce concept d’halioécologie lié à l’agroécologie pourrait être compris par analogie par le plus grand nombre et les pêcheurs qui l’appliqueraient bénéficier d’un soutien local et global, tout en leur facilitant la vie dans les rencontres internationales.
Il n’y a plus qu’à s’y mettre. Personnellement, outre mon engagement auprès du Collectif Pêche & Développement, mon installation au cœur de la communauté de la pêche bigoudène, ma participation aux structures mondiales (pas de racines fortes sans ouverture sur le monde), je vais faire deux choses : premièrement dans la droite ligne de Pierre Mollo, développer un laboratoire d’observation du plancton dans mon atelier de bricolage [8], dans le but de participer modestement mais concrètement à deux des objectifs visés par la boussole stratégique (obtention d’une qualité des eaux de mer parfaite et préservation du plancton), deuxièmement tisser des liens fructueux avec tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’agroécologie et à l’halioécologie, ici et là-bas.
Pour moi il n’y a aucun doute, il y a bien même combat pour mettre en œuvre la démarche agroécologique et halioécologique. C’est confirmé par les experts de l’agroécologie avec lesquels j’ai pu échanger [9]. C’est une chance pour la pêche et la mer. Si cette symétrie peut fonctionner pour l’agriculture et la pêche, à laquelle il faut lier la conchyliculture et l’aquaculture, il serait paradoxal de ne pas étendre cette démarche à l’urbain (urbanécologie ?), à l’industrie (industriécologie ?), et au tourisme (tourismécologie ?), le tout formant, enfin, un territoire écologique et humain (terre, mer et urbain) complet, mais ceci est une autre histoire…
René-Pierre CHEVER
Membre du bureau du Collectif Pêche & Développement
Le 1er mars 2022, Loctudy
[1] Inconscient collectif d’un groupe s’adonnant à une recherche
[2] Voir le film « Du local au global », comment les pêcheurs sont organisés au niveau mondial, 7ème Assemblée générale du WFFP du 15 au 21 novembre 2017, New Delhi Inde. Disponible à Pêche & Développement.
https://peche-dev.org/spip.php?article190
[3] https://peche-dev.org/spip.php?article191
[4] Confédération paysanne, UDSEA Finistère, Slow food, CCFD…
[5] Ce qui ne va pas sans poser de nouveaux problèmes : il peut y avoir plusieurs modes de production, mais il n’y a qu’un marché qui décide de la viabilité économique (les cours mondiaux par exemple). S’il doit y avoir segmentation de la production, ce n’est viable que s’il y a aussi segmentation du marché, certains pouvant payer plus cher leurs produits. Ce sera évidemment vrai pour la pêche.
[6] Exemples : gestion de la langoustine du Golfe de Gascogne, gestion du stock de langouste rouge Ouest européen, gestion des bancs de coquille Saint-Jacques en Bretagne, charte Pêcheur-Partenaire avec le Parc Naturel Marin d’Iroise et le Comité Départemental des Pêches et des Elevages Marins du Finistère, double cul de chalut pour le merlu, panneaux à mailles carrées pour la langoustine, goulottes pour remettre à l’eau la pêche sous-taille, gestion des huîtres et du miel dans les mangroves d’Afrique de l’Ouest, IPAR, Podor Sénégal, etc.
[7] Didier Gascuel. « Pour une révolution dans la mer, de la surpêche à la résilience », Actes Sud, avril 2019, https://peche-dev.org/spip.php?article263
[8] J’habite à 200 mètres de la dune d’où j’irai recueillir le plancton dans une mare qui sert de piscine aux enfants du pays depuis des générations.
[9] René Ferec de Briec, ancien Président de l’UDSEA du Finistère membre de la Confédération paysanne, entre autres.