Soupe de méduses au menu
Vous préparez déjà vos vacances au bord de la mer de l’été 2020 ? C’est prudent. Dans quelques années, il faudra réserver très tôt dans les complexes hôteliers ou les stations balnéaires qui auront les moyens de protéger leurs plages par de grands filets. Côté sable, il y aura les touristes qui barbotent, espèce apparue il y a moins d’un siècle avec les loisirs de masse. Côté large, la masse gélatineuse et souvent venimeuse des méduses, animaux vieux de 600 millions d’années, dont les proliférations cycliques menacent, à très court terme, de devenir permanentes.
Sur ces plages artificiellement préservées, au bord de la Méditerranée par exemple, il faudra aussi apprendre à se serrer davantage, pour faire un peu de place aux baigneurs qui avaient leurs habitudes sur les côtes des mers les plus fermées. « Les eaux de la mer Noire et de la Baltique sont d’ores et déjà devenues des soupes de méduses », constate Jacqueline Goy, grande spécialiste française de ces espèces, associée à l’Institut océanographique de Paris. Chercher refuge au bord des océans ou de mers lointaines, moins enclavées, ne sera pas forcément d’un grand secours. Déjà , des chercheurs ont montré en 2006 que, le long des côtes namibiennes, dans l’Atlantique sud, les méduses pesaient plus lourd dans la biomasse locale que tous les poissons. Dans le golfe du Mexique, des méduses géantes inquiètent, de plus en plus souvent, les pêcheries de crevettes. En mer du Japon, des monstres venimeux de 200 kilos, aux tentacules s’allongeant jusqu’à 35 mètres, se sont signalés par des proliférations de plus en plus marquées (Le Monde du 5 janvier 2006).
Vous pensez aux eaux de Californie ? Là -bas, il faudra peut-être s’habituer à des compagnons de baignades encombrants, des calmars de 2 mètres qui semblent, d’après une étude publiée en juillet, commencer à élire domicile bien plus près des côtes que dans le passé.
Partout dans le monde, les phénomènes de ce type se multiplient pour esquisser une tendance de fond, un avenir qui ressemblerait à la vision de Jules Verne qui prédisait, dans Vingt Mille Lieues sous les mers, des océans vidés de leurs poissons et de leurs mammifères, et « encombrés de méduses ». Les causes de cette domination de plus en plus affirmée des invertébrés sont multiples, et parfois encore mal connues. Certaines semblent toutefois directement liées à l’action des hommes, et pourraient être contrecarrées si ceux-ci s’en donnaient les moyens.
En Méditerranée, les proliférations de Pelagia noctiluca, comme celle qui a touché massivement, cet été, les côtes espagnoles, sont attribuées de plus en plus nettement par les spécialistes aux changements climatiques. Le nombre de ces méduses mauves, aux piqà’res très urticantes, connaît, tous les douze ans environ, des pics liés à l’évolution de la température et de la salinité des eaux. « Cette relation bien établie en fait d’excellents marqueurs des changements de l’environnement dus au climat », explique Mme Goy. « La crainte, c’est qu’au dernier hiver anormalement doux, durant lequel les températures de l’eau ne sont pas passées sous les 14°C, en succèdent d’autres. Ce qui ne favoriserait pas la diminution du nombre de Pelagia noctiluca. Nous allons maintenant savoir très vite si elles conservent leur cycle de douze ans ou si elles sont vouées à une prolifération permanente, ce qui serait un signal fort d’un changement radical de l’écosystème. »
A ces causes climatiques s’ajoute la surpêche de certaines espèces, comme les thons ou les tortues en Méditerranée, qui mangent des méduses. Celles-ci se retrouvent ainsi sans prédateurs, ou sans concurrents pour leur nourriture. Leur surnombre ne pourra, d’année en année, qu’accentuer ce déséquilibre. » Les méduses sont des animaux carnivores qui ne connaissent pas la satiété », dit Mme Goy. « Elles sont faites pour manger tout le temps. Or, avec leurs filaments venimeux, elles peuvent causer des ravages équivalents, à leur échelle, à ceux des filets des pêcheurs. Plus elles seront nombreuses, plus elles décimeront les oeufs et les larves de leurs prédateurs ou de leurs concurrents. » En Baltique ou en mer Noire, les derniers bancs de harengs ou d’anchois sont ainsi en passe de disparaître. En Méditerranée, les autorités espagnoles tentent de réintroduire des tortues à proximité des sites touristiques, pour rétablir l’équilibre.
Il faudra toutefois tenir compte de bien d’autres facteurs liés à l’activité humaine. Le ruissellement des eaux transporte jusqu’à la mer les engrais qui peuvent accroître, au bout de la chaîne alimentaire, la quantité de nourriture disponible pour les méduses. Mais c’est un autre type de rejets qui inquiète particulièrement Jacqueline Goy. « Les hormones contenues dans les pilules contraceptives ou les traitements de la ménopause, une fois rejetées par les urines, ne sont pas éliminées par les stations d’épuration. Elles se retrouvent dans la mer, avec les mêmes effets : blocage de la fécondation et féminisation des poissons. Les fermes d’aquaculture ont été les premières à constater une augmentation du nombre de femelles. Depuis, des observations ont montré que, malgré des moratoires draconiens, les stocks de certaines espèces de poissons ne se reconstituent pas. »
Ce mécanisme, qui doit encore être confirmé par des études en cours, donnerait encore un nouvel avantage aux méduses dont la reproduction, très complexe, est partiellement asexuée. Et pas qu’à elles : les salpes, de petits organismes translucides, qui forment des colonies pouvant atteindre 40 mètres de long, disposent également d’une reproduction par bourgeonnement qui permet des pullulations fulgurantes. « Ces animaux, herbivores, sont en train d’envahir l’océan austral et d’y dévorer d’énormes quantités d’algues microscopiques », explique Mme Goy. « La baisse de la quantité de ce phytoplancton peut avoir des répercussions graves : elle diminue encore la capacité d’absorption du CO2 par la photosynthèse. »
Pour la biologiste, cette inégalité des espèces aquatiques face aux perturbations des processus de reproduction crée « un déséquilibre qui perturbe fondamentalement le fonctionnement de l’océan, puisqu’il dévie la production vers des espèces sans intérêt ». Sans prise de conscience rapide de ces risques, la soupe de méduses et d’invertébrés pourrait très vite se révéler indigeste pour l’espèce humaine.
Les clés
SéCURITé. Filets : Cannes puis Monaco ont été les deux premières stations balnéaires de Méditerranée à déployer des filets en 2007 sur certaines plages pour protéger les baigneurs contre les méduses.
Brà’lures : en 2006, les autorités espagnoles ont recensé 70 000 personnes soignées pour des brà’lures et des allergies consécutives à des contacts avec des méduses.
UTILISATION. Des chercheurs japonais ont publié, en février, leurs travaux sur un nouveau procédé d’extraction de la mucine des méduses, une protéine qui pourrait jouer un rôle important d’additif, dans les années à venir, pour des produits alimentaires ou des protéines. Les scientifiques estiment qu’avec l’explosion du nombre de méduses ramassées par les pêcheurs, cette substance pourrait se substituer à l’avenir, dans de plus grandes quantités, à celle qui était prélevée sur les porcs ou les vaches. Par ailleurs le collagène est déjà extrait des méduses pour confectionner de fausses peaux biologiques pour les grands brà’lés. Leur gêne de la bioluminescence a permis de mettre au point les techniques de génie génétique
à€ LIRE. Medusa, Guido Mocafico, Steidl Publishing 2006.
Les miroirs de méduse : Biologie et mythologie, Jacqueline Goy, Apogée 2002.
Jérôme Fenoglio