Sociétés Maritimes, Droits et Institutions des Pêches en Méditerranée Occidentale

sociétés maritimesArticle de F. Féral in Revue Synthétique des Droits Collectifs et des Systèmes Décentralisés de Discipline Professionnelle  – FAO DOCUMENT TECHNIQUE SUR LES PàŠCHES No. 420

CONCLUSIONS ET PROSPECTIVES

« La situation des pêcheries communautaires et semi-industrielles en Méditerranée est l’expression des rapports de force établis entre deux catégories sociales et découle des arbitrages opérés par les pouvoirs publics au cours de l’histoire récente. Ces arbitrages ne sont pas le fruit de conceptions figées et de politiques délibérées: ils relèvent de la sphère des représentations socio-politiques.

Mais aujourd’hui les pouvoirs publics sont confrontés en Méditerranée à  de nouvelles donnes bien réelles et concrètes dans la gestion des pêches, situation comparable à  la crise que connaît aujourd’hui le secteur agricole des pays industrialisés. La plupart des pays sont héritiers de flottes semi-industrielles constituées à  partir des années soixante et qui, dans beaucoup de cas, sont responsables de la surexploitation de la plupart des stocks halieutiques. Cette surexploitation a engagé les Etats dans une spirale interventionniste de modernisation qui a eu pour effet une surcapitalisation publique et privée.

Aussi désormais le problème en Méditerranée n’est-il pas de moderniser et d’augmenter des capacités de captures qui sont déjà  supérieures aux possibilités de renouvellement des ressources. Il s’agit de contrôler et de réguler l’effort de pêche pour le rendre compatible avec les ressources.

C’est dans ce contexte que l’on redécouvre les «vertus’ des modèles de régulation décentralisée qui au sein des communautés de pêcheurs existent depuis des siècles en Méditerranée. On a vu apparaître depuis peu plusieurs initiatives qui, au moins partiellement, reconstruisent les principes sur lesquels se sont autrefois établies les communautés:

– au Maroc, la mise en place des «villages de pêcheurs’ tend à  créer des «bourgs marins’ autour d’infrastructures. Le gouvernement compte ainsi «fixer’ les pêcheurs autour d’une agglomération et constituer ainsi un groupe. Dans cette expérience, l’Etat a encouragé la création d’une coopérative qui puisse tisser des liens entre les pêcheurs. Un bourg marin, une organisation collective(120);

– en Italie, la loi permet au gouvernement ou aux gouvernements autonomes d’attribuer des «concessions de gestion’ sur de véritables territoires de pêche. Ainsi le contrat de concession a pour effet de valider un territoire de pêche artisanale et d’établir l’autorité du consortium sur ses membres. Il permet également de légitimer un intérêt collectif opposable aux tiers(121);

– à  Kerkennah, en Tunisie,, les fonctionnaires d’Etat sont à  l’origine de la création d’une coopérative dont le rôle sera d’organiser la vente des produits et de participer à  la gestion des charfias. L’administration vient également d’investir une association de pêcheurs de la gestion d’un lac de barrage sous forme de concession;

– plusieurs prud’homies françaises viennent d’introduire auprès de leur ministre de tutelle une demande de programme de gestion intégrée, dans lequel un territoire de pêche artisanale serait défini et protégé et laissé en gestion aux communautés de pêcheurs artisans.

Cette institutionnalisation des territoires et de certains groupes de pêcheurs témoigne probablement d’une réévaluation des stratégies de contrôle des espaces et des ressources halieutiques: la priorité, c’est la durabilité, ce n’est plus la modernisation. Mais il faut savoir désormais si les pouvoirs publics sont en mesure d’établir de nouvelles orientations de politique et surtout de les négocier avec les acteurs de la pêche industrielle. Il s’agirait en particulier:

– d’engager des opérations progressives de désindustrialisation de certains segments de flotte;

– d’intégrer les flottes semi-industrielles dans une politique territoriale, où les règles de discipline des communautés leur seraient opposables;

– de définir et de reconnaître l’existence juridique des communautés de pêcheurs;

– de définir et de protéger des territoires halieutiques réservés à  la pêche artisanale;

– de valider juridiquement les règles de gestion vernaculaires élaborées par les communautés sur ces territoires.

Sur le plan des politiques, rien n’indique aujourd’hui que les responsables des administrations aient la capacité et les moyens d’imposer ces nouvelles règles au corps social maritime. Rien ne nous dit également que le modèle communautaire soit encore assez vivace pour assurer cette fonction de discipline et de contre-pouvoir territorial. Ce qui est clair, c’est que partout où ces communautés existent encore il est urgent de les renforcer et de les appuyer en particulier au niveau scientifique pour élaborer leurs règlements, et au niveau juridique pour faire respecter leurs décisions par la pêche semi-industrielle et la pêche de plaisance. Il y a là  pour l’administration de l’Etat un chantier de recherche et d’intervention tout à  fait considérable.

Ces nouvelles orientations demandent probablement un gros effort d’analyse politique et sociale. On connaît les difficultés à  imposer aux chalutiers et aux senneurs des mesures de réduction de l’effort et les difficultés à  faire appliquer la législation pénale des pêches. Il est possible que la constitution des communautés et de leurs territoires puisse jouer comme un contre-pouvoir et comme un groupe d’intérêt responsable de son territoire qui pourra revendiquer le respect de règles de gestion et l’indemnisation des atteintes à  ses ressources.

Par contre sur le plan juridique, il s’agit de principes simples qui ne soulèvent pas de difficultés importantes. La Méditerranée nous offre une riche expérience de régulation décentralisée à  travers les prud’homies et les cofradias. Nous avons vu que le système de concession et de consortium pouvait «reconstruire’ des mécanismes que nous avons analysés pour les communautés prud’homales; celles-ci pourtant sont des administrations décentralisées intégrées aux services d’Etat.

Il faut donc explorer la voie où des mécanismes juridiques classiques seraient réhabilités sans bouleverser pour autant les principes de liberté des pêches; ces mécanismes peuvent se fonder en particulier sur le droit privé. On peut réhabiliter également les systèmes de concessions domaniales de territoires ou de délégations de pouvoirs de gestion.

Il n’est pas pour autant nécessaire d’évoquer «la propriété’ des espaces et des ressources halieutiques, comme y sont attachés certains auteurs. Le plus innovant serait d’envisager la mise en concessions de droits d’usages collectifs, assortie de la passation de contrats de gestion; on donnerait ainsi des bases juridiques pour l’exercice de la responsabilité délictuelle et contractuelle au bénéfice des concessionnaires. Ces règles de droit, au demeurant bien connues et assez classiques, devraient se substituer ainsi progressivement à  des dispositions administratives, pénales et réglementaires. Le seul fait que soient évoqués aujourd’hui ces nouveaux mécanismes juridiques, démontre que des progrès conceptuels et opérationnels existent pour que se mette effectivement en place une pêche responsable et durable: la Méditerranée occidentale pourrait alors présenter un modèle d’organisation décentralisé ancré dans ses plus vieilles traditions socio-juridiques. »

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