Grâce au « Bistrot d’Adrienne » de Sanary et à son généreux concept de « livre oublié » qui prend la forme d’un panier d’osier dans lequel tout passant pioche à loisirs, rapporte ou dépose les livres qu’il souhaite, j’ai découvert « Jean Villemeur » de Roger Vercel. Ce roman a été publié en 1939, d’une plume belle et si réaliste qu’elle nous immerge dans le monde de marins, embarqués pour 6 mois à bord du Vulcain pour pêcher la morue aux abords de l’Islande.
Un moteur de 1500 cv seulement quand on pense aux navires qui pêchent aujourd’hui dans les 10 milles nautiques… L’équipage est nombreux et spécialisé avec le gogotier, chargé d’extraire l’huile des foies de morue, le chef-radio, les ramendeurs, le mécanicien chef, le charpentier, le timonier, le treuilliste, les piqueurs, les décolleurs, les trancheurs, les affaleurs, les saleurs, le cuisinier… sans compter le capitaine et son art admiré pour naviguer entre les roches à la recherche d’un abri quand la météo devient menaçante, et pour tenir le rythme de l’équipage dans des conditions de travail inimaginables… L’armement compte encore 12 poules et 2 cochons qui seront mangés en cours de campagne.
Avec une précision d’ethnologue et le talent d’un romancier, l’auteur aborde les manoeuvres du chalutage, le travail épuisant dans un univers mouvant, glacé, gluant, venté mais solidaire aussi : « Fred, le chef ramendeur, ajustait en esprit son filet sur le banc… « Comprenez-vous ? Il faut équilibrer ça au poil près. Il faut que ça repose sans un pli, sur le fond, comme votre veston sur votre dos. Si vous avez une pièce qui a travaillé plus que l’autre, si un filin a été trop étiré, tout le berlequin ira de biais et ne pêchera pas !… Que l’épissure de ma ralingue de côté soit faite trop courte, j’aurai une craquelure au ventre et je me dirai : « Qu’est-ce qui m’arrive ? » Qu’une maille, vous entendez, une ! ne soit pas à sa place sur la corde de dos ou sur le bourrelet, il fera « pouche » d’un côté et crèvera de l’autre. »
Le capitaine dit à son fils : « Tu trouves que j’ai réussi ?… Au fond, il faut du vice, hein, pour se plaindre quand on gagne cent mille francs par campagne !… Eh bien ! tu le croiras ou tu ne le croiras pas (…), pour un marin qui a la mer dans la peau, qui dépérit à terre, qui compte les jours avant la partance, qui donnerait toutes les femmes et la sienne pour son bateau, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui font le métier à regret et parce qu’ils ne sont pas bons à autre chose ! (…) Alors tu crois que c’est une vie pendant trente, quarante ans parfois, tous les jours, tous les jours, de traîner le chalut en long et en travers, de regarder vider du poisson tous les jours, et tout le jour, jour et nuit? Hein, tu crois que c’est une vie ?… De quoi as-tu profité, quand tu as fait ça, comme moi, neuf ou dix mois de l’année ? Trouve un prisonnier qui soit aussi enfermé que toi, un forçat qui mène la vie que les hommes mèneront, j’espère, quand le poisson leur tombera dessus, un forçat qui fasse dis-huit heures de travaux forcés par jour !… Et les femmes ? Nos femmes ?… As-tu jamais réfléchi à ce que pouvait être leur vie, à elles qui sont mariées deux moins par an, et comme veuves le reste du temps?… »
Recherche de bancs poissonneux, manoeuvres infinies pour délivrer le chalut des croches redoutées, pêches hasardeuses dont les gains, mais la survie également, sont à la merci d’une fausse manoeuvre, d’un oubli, d’une mauvaise évaluation… Une histoire terrible où les conditions de vie conduisent à l’enfermement. Ce n’est qu’en abandonnant le navire que la vie peut repartir.
Après la lecture de ce livre, on se demande ce qu’il en est de la vie des marins embarqués aujourd’hui à la pêche industrielle, et si c’est un modèle social et humain à perpétuer dans le cadre de la politique des pêches…